L’air s’épaissit et tourbillonna. Les pages du livre se mirent à se froisser, d’une manière horrible, intentionnelle, et de la lumière bleue filtra d’entre elles. Le silence de la pièce se replia sur lui-même comme un poing qui se serre tout doucement.
Une demi-douzaine de mages en chemises de nuit jetaient à tour de rôle un coup d’œil à l’intérieur par le petit judas de la porte. Aucun mage n’arrivait à dormir avec ce qui se passait ; une marée de magie brute accumulée montait dans toute l’université.
« Bon, fit une voix. Qu’est-ce qui se passe ? Et pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? »
Galder Ciredutemps, Grand Conjureur Suprême de l’Ordre de l’Etoile d’Argent, Seigneur Impérial du Bourdon Sacré, Ipsissimus de Huitième Niveau et trois cent quatrième Chancelier de l’Université de l’Invisible, en imposait vraiment, malgré sa chemise de nuit rouge brodée à la main de runes cabalistiques, malgré son long bonnet à pompon, malgré le bougeoir Colas-mon-p’tit-frère qu’il tenait à la main. Même chaussé de mules à poils longs et fanfreluches.
Six figures craintives se tournèrent vers lui.
« Euh… on vous a prévenu, seigneur, fit un des sous-mages. C’est pour ça que vous êtes ici, eut-il la bonne idée d’ajouter.
— Je veux dire : pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu avant ? jeta Galder, qui se fraya un chemin jusqu’au judas.
— Euh… avant qui, seigneur ? » demanda le mage.
Galder lui lança un regard furibond et en risqua un autre, bref, par le judas.
L’atmosphère de la pièce pétillait à présent des minuscules étincelles que produisent les atomes de poussière carbonisés dans le flux de magie pure. Le Sceau de Stase commençait à se cloquer et se racornir sur les bords.
On appelait le livre en question l’In-Octavo et, de toute évidence, ce n’était pas un livre ordinaire.
Il existe bien entendu nombre d’ouvrages célèbres de magie. On pourrait citer le Necrotelicomnicon, aux pages en peau d’un lézard disparu ; on pourrait mentionner le Livre des Émergeants d’Onze Heures, écrit par une mystérieuse et paresseuse secte lamaïste ; on pourrait rappeler que le Grimoire de la Grande Marrade contient censément la seule blague originale de l’univers. Mais ils font figure de vulgaires pamphlets auprès de l’In-Octavo que, dit la rumeur, le Créateur de l’univers aurait oublié, tête en l’air, peu après avoir achevé son grand œuvre.
Les huit sortilèges emprisonnés dans ses pages menaient leur vie propre, secrète et embrouillée, et il était généralement admis que…
Galder plissa le front en observant la pièce en effervescence. Évidemment, il ne restait plus que sept sortilèges désormais. Un jeune crétin d’étudiant avait un jour jeté un coup d’œil en douce dans le livre, et l’un des sortilèges s’était échappé pour élire domicile dans son esprit. Personne n’avait jamais réussi à comprendre comment le phénomène s’était produit. C’était quoi, son nom, déjà ? Grincedent ?
Des étincelles octarines et violettes scintillèrent sur le dos du livre. Une fine volute de fumée montait à présent du lutrin, et les lourds fermoirs de métal de l’ouvrage avaient manifestement l’air de souffrir.
« Pourquoi les sortilèges s’agitent-ils autant ? » demanda un jeune mage.
Galder haussa les épaules. Il n’allait pas le montrer, bien sûr, mais il commençait sérieusement à s’inquiéter. En tant que mage confirmé de huitième niveau il distinguait les formes à demi imaginaires qui apparaissaient fugitivement dans l’air frémissant, des formes enjôleuses qui l’invitaient du geste. De la même façon que des moucherons surgissent avant un orage, les fortes concentrations de magie attiraient toujours des choses des dimensions de la Basse-Fosse, en proie au chaos – des choses dégoûtantes, baveuses, aux organes sens dessus dessous, perpétuellement en quête d’une brèche par où se faufiler dans le monde des hommes[1].
Il fallait arrêter ça.
« J’ai besoin d’un volontaire », annonça-t-il d’une voix ferme.
Il y eut un brusque silence. Le seul bruit provenait de derrière la porte, un petit bruit désagréable de métal cédant sous la contrainte.
« Bon, très bien, dit-il. Dans ce cas je vais avoir besoin d’une paire de pinces à épiler en argent, d’à peu près un litre de sang de chat, d’un petit fouet et d’une chaise…»
On prétend que le contraire du bruit, c’est le silence. C’est faux. Le silence n’est que l’absence de bruit. Le silence aurait passé pour un vacarme effroyable auprès de la soudaine implosion feutrée de non-bruit qui frappa les mages avec la force explosive d’une aigrette de pissenlit.
Une épaisse colonne de lumière crachouillante s’éleva du livre, heurta le plafond dans un éclaboussement de flammes et disparut.
Galder gardait les yeux rivés sur le trou, sans se soucier du feu qui lui couvait ici et là dans la barbe. Il pointa un doigt dramatique.
« Aux caves supérieures ! » s’écria-t-il, puis il bondit à l’assaut des marches de pierre. Dans un crépitement de mules et une envolée de chemises de nuit, les autres mages le suivirent et s’affalèrent les uns sur les autres dans leur empressement à passer en dernier.
Ils arrivèrent néanmoins tous à temps pour voir la boule de feu à charge occulte disparaître dans le plafond à l’étage au-dessus.
« Argh », fit le plus jeune mage qui désigna le sol.
La pièce avait fait partie de la bibliothèque jusqu’à ce que la magie l’envahisse et mélange brutalement les particules potentielles de tout ce qu’elle croisait sur sa route. Il était donc raisonnable de penser que les petits tritons cramoisis avaient appartenu au plancher et que la crème à l’ananas avait autrefois été des livres. Et plusieurs mages jurèrent par la suite que le petit orang-outan tristounet assis au milieu ressemblait furieusement au bibliothécaire en chef.
Galder regardait fixement le plafond. « À la cuisine ! » beugla-t-il avant de patauger dans la crème jusqu’à l’escalier suivant.
Personne ne découvrit jamais en quoi s’était transformé le grand fourneau de cuisine en fonte, parce qu’il avait défoncé le mur et réussi son évasion avant que le groupe débraillé de mages hallucinés ne fasse irruption. On retrouva bien plus tard le chef préposé aux légumes dans le chaudron de soupe ; il bredouillait des phrases incohérentes, du genre : « Les jambonneaux ! Les horribles jambonneaux ! »
Les derniers lambeaux de magie, désormais ralentis, disparaissaient dans le plafond.
« À la Grande Salle ! »
L’escalier était beaucoup plus large à présent, et mieux éclairé. Hors d’haleine et fleurant l’ananas, les plus valides des mages arrivèrent en haut des marches alors que la boule de feu avait déjà atteint le centre de l’immense hall balayé de courants d’air qu’était la salle principale de l’Université. La boule restait suspendue, immobile en dehors d’une petite protubérance qui gonflait et crépitait de temps à autre à sa surface.
Les mages fument, chacun le sait. Ce qui explique sans doute le concert de toux caverneuses et de sifflements en dents de scie qui s’éleva derrière Galder tandis qu’il évaluait la situation et se demandait s’il allait oser chercher un coin où se cacher. Il empoigna un étudiant effrayé. « Trouvez-moi voyants, visionnaires, divinateurs, extralucides ! aboya-t-il. Je veux qu’on étudie ça ! »
Quelque chose se dessinait à l’intérieur de la boule de feu. Galder se protégea les yeux et scruta la forme qui se créait devant lui. Pas d’erreur. Il s’agissait de l’univers.
Il en était sûr parce qu’il en possédait un modèle réduit dans son cabinet de travail et on s’accordait à le trouver beaucoup plus impressionnant que l’original. Devant les possibilités qu’offraient les semences de perles et le filigrane d’argent, le Créateur s’était senti bien embarrassé.
1
Nous nous abstiendrons de décrire ces choses, car même les moins moches évoquent le fruit d’un croisement entre un octopode et une bicyclette. Il est bien connu que les choses d’univers indésirables sont toujours à l’affût d’un accès vers celui des humains, pour des raisons qu’on pourrait ainsi transcrire : c’est commode pour le bus et ça rapproche des commerces.