Mais l’univers miniature à l’intérieur de la boule de feu était affreusement… réel, quoi. Il ne lui manquait qu’une chose : la couleur. Il était d’un blanc brumeux et translucide.
On y voyait la Grande A’Tuin, les quatre éléphants et le Disque lui-même. D’où il était, Galder distinguait mal la surface, mais il avait l’absolue conviction qu’elle serait la copie conforme de la réalité. Il reconnut cependant la réplique miniature de Cori Celesti, au faîte duquel les dieux du monde, querelleurs et quelque peu embourgeoisés, vivaient dans un palais d’appartements trois-pièces de marbre, d’albâtre et de moquette brute qu’ils avaient choisi d’appeler Dunmanifestine. C’était toujours extrêmement contrariant pour les citoyens du Disque épris de culture que de se savoir régis par des dieux pour qui le fin du fin en matière artistique consistait en un carillon de porte musical.
Le petit univers embryonnaire commença lentement à se déplacer, de guingois…
Galder essaya de crier, mais sa voix refusa de sortir.
Doucement mais avec la force irrésistible d’une explosion, la forme se dilata.
Il la vit, horrifié, puis étonné, passer à travers lui avec la légèreté d’une pensée. Il tendit une main et regarda les spectres blêmes de strates rocheuses lui couler entre les doigts dans un silence agité.
La Grande A’Tuin, plus vaste qu’une maison, avait déjà tranquillement sombré sous le niveau du sol.
Les mages derrière Galder baignaient jusqu’à la taille dans des océans. Un bateau pas plus grand qu’un dé à coudre attira un instant le regard de Galder avant que le courant rapide ne l’entraîne à travers les murs, hors de vue.
« Au toit ! » parvint-il à crier, tendant un doigt tremblant vers le ciel.
Les mages auxquels il restait assez de tête pour penser et assez de souffle pour courir le suivirent à toutes jambes à travers des continents qui se dissolvaient en douceur pour franchir la consistance de la pierre.
La nuit était tranquille, teintée de la promesse de l’aube. Un croissant de lune se couchait. Ankh-Morpork, la plus importante cité des terres en bordure de la mer Circulaire, dormait.
Cette affirmation n’est pas tout à fait vraie.
D’une part, les secteurs de la ville habituellement dévolus, disons, à vendre des légumes, ferrer les chevaux, ciseler de délicats petits bibelots de jade, changer de l’argent et fabriquer des tables, dans leur ensemble donc, ces secteurs dormaient. À moins d’insomnies. Ou de levers inopinés au cours de la nuit, comme cela arrive, pour une visite aux toilettes. D’autre part, nombre de citoyens moins respectueux des lois étaient parfaitement éveillés et, par exemple, s’introduisaient par des fenêtres qui ne leur appartenaient pas, tranchaient des gorges, s’agressaient entre eux, écoutaient de la musique tonitruante dans des caves enfumées et en général s’amusaient beaucoup plus. Mais la plupart des animaux étaient endormis, en dehors des rats. Et aussi des chauves-souris, ça va de soi. Pour ce qui est des insectes…
Le fait est qu’une description reste très rarement précise de bout en bout, et durant le patriciat d’Olaf Quimby II une loi fut votée dans une tentative énergique de mettre un terme à cet état de choses et d’introduire une certaine honnêteté dans les comptes rendus. Ainsi, quand une légende prétendait à propos d’un héros glorieux que « tout le monde vantait ses prouesses », tout barde qui tenait à la vie se hâtait d’ajouter : « à l’exception de deux ou trois personnes de son village qui le tenaient pour un menteur et d’un tas d’autres qui n’avaient jamais vraiment entendu parler de lui ». Les métaphores poétiques se limitaient strictement aux énoncés du genre : « son puissant coursier filait comme le vent par une journée relativement calme, disons de force trois », et toute vantardise sur un être aimé doté d’un minois à lancer un millier de navires, telle cette héroïne antique à nom de poire, devait s’accompagner de la preuve que l’objet du désir avait effectivement la contenance d’une bouteille de champagne.
Ainsi Quimby périt-il sous les coups d’un poète mécontent au cours d’une expérience menée dans l’enceinte du palais pour prouver la justesse controversée du proverbe : « La plume est plus forte que l’épée », lequel proverbe on rectifia en sa mémoire par l’ajout de la phrase : « Seulement si l’épée est très courte et la plume très pointue. »
Bref. En gros soixante-sept, peut-être soixante-huit pour cent de la cité dormaient. Les autres citoyens, qui vaquaient furtivement à leurs occupations généralement illégales, ne remarquèrent pas pour autant le flux blafard qui s’écoulait dans les rues. Seuls les mages, habitués à distinguer l’invisible, le virent moutonner tout là-bas dans les champs.
Le Disque, de par sa platitude, n’a pas d’horizon réel. Tous les hardis navigateurs à qui l’observation prolongée d’œufs et d’oranges donnait de drôles d’idées et qui s’embarquaient pour les antipodes avaient tôt fait d’apprendre que si les navires semblaient parfois disparaître au loin par-dessus le rebord du monde, c’était parce qu’ils disparaissaient bel et bien par-dessus le rebord du monde.
Il y avait cependant une limite, même à la vision de Galder, dans l’air tourbillonnant de brume et de poussière. Il leva les yeux. Surplombant de toute sa hauteur l’Université se dressait la vieille et sinistre Tour de l’Art, prétendument le plus ancien bâtiment du Disque, au célèbre escalier en spirale de huit mille huit cent quatre-vingt-huit marches. De son toit crénelé, repaire de corbeaux et de gargouilles étonnamment vigilantes, un mage serait en mesure de voir jusqu’au rebord même du Disque. Au bout d’une dizaine de minutes passées à cracher ses poumons, bien entendu.
« Bordel de merde, marmonna-t-il. À quoi bon être mage, alors ? Avyento, thessaleux ! Je vais voler ! À moi, esprits de l’air et des ténèbres ! »
Il tendit une main déformée en direction d’une partie éboulée du parapet. Du feu octarine jaillit de sous ses ongles tachés de nicotine et s’écrasa contre la pierre en décomposition loin au-dessus.
Elle tomba. Par un échange finement calculé de vélocités, Galder s’éleva, dans un battement de chemise de nuit autour de ses jambes osseuses. Plus haut, toujours plus haut, il monta, s’élançant dans la lumière pâle comme un… comme un… d’accord, comme un vieux mais puissant mage projeté en l’air d’un coup de pouce adroitement pesé sur la balance de l’univers.
Il atterrit parmi les détritus d’anciens nids, assura son équilibre et contempla en bas le spectacle vertigineux d’une aube discale.
À cette époque de la longue année, la mer Circulaire était presque au couchant de Cori Celesti et, tandis que la lumière du jour se répandait sur les terres entourant Ankh-Morpork, l’ombre de la montagne fauchait la contrée tel le gnomon du cadran solaire divin. Mais du côté de la nuit, luttant de vitesse avec la lumière alanguie en direction du rebord du monde, une ligne de brume blanche déferla.
Il y eut un craquement de brindilles derrière Galder. Il se retourna pour voir Ymper Trymon, le second dans la hiérarchie de l’Ordre, le seul autre mage qui avait pu le suivre.
Galder l’ignora pour l’instant, il ne se soucia que de garder une prise solide sur la maçonnerie et de renforcer ses sortilèges personnels de protection. La promotion était lente dans une profession traditionnellement synonyme de longévité, et l’on acceptait que les jeunes mages cherchent régulièrement leur avancement en s’installant dans les chaussures bouclées des morts, après les avoir préalablement vidées de leurs occupants. En outre, il y avait quelque chose d’inquiétant chez le jeune Trymon. Il ne fumait pas, il ne buvait que de l’eau bouillie, et Galder éprouvait le désagréable soupçon qu’il était habile. Il ne souriait pas assez souvent et il aimait les chiffres et les organigrammes qui représentaient des tas de carrés d’où partaient des flèches pointées vers d’autres carrés. En bref, le genre d’homme capable d’employer l’expression « gestion du personnel » avec un grand sérieux.