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L’ensemble du Disque visible était à présent recouvert d’une peau blanche chatoyante qui l’épousait parfaitement.

Galder baissa les yeux sur ses mains et les vit gantées d’un pâle réseau de fils brillants qui suivaient chaque mouvement.

Il reconnut le type de sortilège. Il en avait utilisé de semblables lui-même. Mais les siens étaient plus faibles… beaucoup plus faibles.

« C’est un sortilège de Changement, fit Trymon. Le monde est en train de changer. »

J’en connais, songea Galder, lugubre, qui auraient eu la décence de mettre un point d’exclamation à la fin d’une constatation pareille.

Il y eut un son lointain d’une grande pureté, aigu et perçant, comme un cœur de souris qui se brise.

« C’était quoi ? » demanda-t-il.

Trymon pencha la tête.

« Do dièse, je pense », fit-il.

Galder se tut. La lueur blanche avait disparu, et les premières rumeurs de la cité qui se réveillait commencèrent à monter jusqu’aux deux mages. Tout avait l’air exactement comme avant. Pareil tintouin pour ne rien changer ?

Il tapota distraitement les poches de sa chemise de nuit et finit par trouver ce qu’il cherchait niché derrière son oreille. Il se colla le mégot détrempé dans la bouche, fit jaillir le feu magique d’entre ses doigts et tira comme un forcené sur sa cousue main jusqu’à ce que des petites lumières bleues lui éclatent devant les yeux. Il toussa une ou deux fois.

Il réfléchissait dur, très dur.

Il s’efforçait de se rappeler si des dieux ne lui devaient pas quelques faveurs.

* * *

Les dieux en vérité étaient aussi perplexes que les mages, mais ils n’y pouvaient rien, et n’importe comment ils étaient engagés depuis une éternité dans une bataille contre les Géants des Glaces qui refusaient de leur rendre la tondeuse à gazon.

On aurait cependant obtenu quelque indice sur ce qui s’était réellement passé dans le fait que Rincevent, dont la vie avait pris un tour intéressant à l’âge de quinze ans, se retrouva soudain non pas au seuil de la mort, en fin de compte, mais pendu la tête en bas dans un pin.

Il redescendit sans peine en dégringolant irrésistiblement de branche en branche pour atterrir sur le crâne dans un tas d’aiguilles de pin, où il resta étendu, hors d’haleine et au regret de ne pas avoir été à la hauteur, au sens figuré du moins.

Il devait exister quelque part, il le savait, une relation parfaitement logique. On est sur le point de trépasser pour avoir dévissé du rebord du monde, et l’instant suivant on pend par les pieds à un arbre.

Comme toujours en pareil cas, le Sortilège refit surface dans son esprit.

Ses précepteurs avaient reconnu en Rincevent un mage aussi naturel que les poissons sont des montagnards-nés. Il se serait de toute manière probablement fait virer de l’Université – il n’arrivait pas à se rappeler les sortilèges et se sentait malade dès qu’il fumait – mais la vraie cause de tous ses ennuis, c’était cette stupide histoire, quand il s’était introduit en douce dans la pièce où l’In-Octavo reposait enchaîné et qu’il l’avait ouvert.

Et ce qui aggravait encore la situation déjà inquiétante, c’est que personne ne comprenait pourquoi les fermoirs s’étaient momentanément ouverts.

Le sortilège n’était pas un locataire exigeant. Il ne bougeait pas, comme un vieux crapaud au fond de sa mare. Mais chaque fois que Rincevent ressentait un grand coup de fatigue ou une grosse frayeur, il essayait de se faire prononcer. Nul ne savait ce qu’il adviendrait si l’un des Huit Grands Sortilèges se lançait tout seul. De l’avis unanime, le meilleur poste pour en observer les effets se trouvait sûrement dans l’univers d’à côté.

Une idée bizarre quand on git sur son tas d’aiguilles de pin suite à une chute du rebord du monde, mais Rincevent avait l’impression que le Sortilège tenait à le garder en vie.

« Ça me va », songea-t-il.

Il s’assit et regarda les arbres. Rincevent était un mage de la ville et, quoique averti des nombreuses différences dans une même espèce d’arbres qui leur permettaient entre voisins et membres de la famille de se distinguer, la seule certitude qu’il avait, c’était que l’extrémité dépourvue de feuilles s’emboîtait dans le sol. Ils étaient beaucoup trop nombreux, rangés en dépit du bon sens. On n’avait pas balayé le coin depuis des lustres.

Il se souvint vaguement qu’on arrivait à s’orienter en observant de quel côté d’un arbre poussait la mousse. Ces arbres-là avaient de la mousse partout, ainsi que des excroissances et de vieilles branches rabougries ; si les arbres étaient des gens, ceux-là seraient bons pour le fauteuil roulant.

Rincevent flanqua un coup de pied au plus proche. D’un tir précis, l’arbre lui lâcha un gland sur la tête.

Le mage fit : « Ouille. »

D’une voix rappelant l’ouverture d’une porte décrépite, l’arbre répliqua : « Bien fait ! »

Un long silence s’ensuivit.

Puis Rincevent demanda : « C’est toi qui as dit ça ?

— Oui.

— Et ça aussi ?

— Oui.

— Oh. » Il réfléchit un instant. Puis il tenta : « Je suppose que tu ne sais pas, à tout hasard, comment sortir de la forêt, à moins que si, avec un peu de chance ?

— Non. Je ne me déplace guère, fit l’arbre.

— Plutôt sciant, comme existence, j’imagine, fit Rincevent.

— Comment savoir ? Je n’ai jamais rien connu d’autre », fit l’arbre.

Rincevent l’examina de plus près. Il ressemblait beaucoup à tous les autres arbres qu’il avait vus.

« Tu es magique ? demanda-t-il.

— Personne ne me l’a jamais dit, répliqua l’arbre. Je crois que oui. »

Rincevent songeait : Je ne parle tout de même pas à un arbre. Pour parler à un arbre, faudrait que je sois fou, or je ne suis pas fou, alors les arbres ne parlent pas.

« Au revoir, dit-il avec fermeté.

— Hé, ne partez pas ! » commença l’arbre qui se rendit aussitôt compte de l’inutilité de sa requête. Il regarda le mage s’éloigner à travers les fourrés d’une démarche titubante et s’abandonna à la chaleur de l’astre du jour sur ses feuilles, aux glouglous et borborygmes de l’eau dans ses racines, au flux et au reflux de sa sève en réaction à l’attraction naturelle du soleil et de la lune. Sciant, songeait-il. Quelle drôle de réflexion. Les arbres peuvent se faire scier, évidemment, suffit d’une égoïne avec de bonnes dents, mais à mon avis ce n’était pas ce qu’il voulait dire. Et : peut-on vraiment connaître autre chose ?

En fait, Rincevent ne refit jamais causette à cet arbre précis, mais leur brève conversation jeta les bases de la première religion arboricole qui, par la suite, envahit les forêts du monde. Tel était son article de foi : tout arbre bon, qui mène une existence sans tache, décente et honnête, est assuré d’une vie après la mort. S’il est vraiment très bon, il finira par se réincarner dans cinq mille rouleaux de papier hygiénique.

* * *

Quelques kilomètres plus loin, Deuxfleurs se remettait lui aussi de sa surprise de se retrouver à nouveau sur le Disque. Il se tenait assis sur la coque de l’Intrépide qui s’enfonçait en gargouillant sous les eaux sombres d’un immense lac entouré d’arbres.