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Bizarrement, il ne s’inquiétait pas trop. Deuxfleurs était un touriste, le premier de l’espèce à évoluer sur le Disque, et son existence même reposait sur la croyance dure comme fer que rien de mal ne pouvait vraiment lui arriver parce qu’il n’était pas concerné ; il croyait aussi que tout le monde arrivait à comprendre ce qu’il disait à condition qu’il parle fort et lentement, que les gens étaient fondamentalement dignes de confiance et qu’on pouvait toujours s’arranger entre hommes de bonne volonté dès lors qu’on en appelait à la raison.

Au vu de tout ça, il avait presque autant de chances de survivre que, disons, une sardine en savon, mais au grand étonnement de Rincevent ça semblait efficace, et la totale inconscience du petit homme devant toutes formes de dangers décourageait tellement les dangers en question qu’ils laissaient tomber pour aller voir ailleurs.

Menacé d’une simple noyade, Deuxfleurs n’avait rien à craindre. Il était à peu près sûr qu’une société bien policée ne permettait pas que les gens s’amusent à se noyer.

Il se faisait cependant un peu de souci quant au sort de son Bagage. Mais il se rassura en se rappelant qu’il était fait de bois de poirier savant et qu’il devait être assez intelligent pour prendre soin de lui tout seul…

* * *

Dans un autre secteur encore de la forêt, un jeune shaman passait par une épreuve essentielle de son apprentissage. Il avait mangé du champignon vénéneux sacré, fumé le rhizome divin, soigneusement pulvérisé et introduit dans divers orifices naturels le cryptogame magique, et maintenant, assis en tailleur sous un pin, il se concentrait pour établir le contact avec les secrets étranges et merveilleux au cœur de l’Être, mais surtout pour empêcher le sommet de son crâne de se dévisser et de s’envoler.

Des triangles bleus à quatre côtés traversaient son champ visuel en faisant des soleils. De temps à autre il souriait d’un air entendu à pas grand-chose et lâchait des « super » et des « argh ».

Il y eut un mouvement dans l’air puis ce qu’il décrivit par la suite ainsi : « comme qui dirait une espèce d’explosion, mais à l’envers, tu vois ? », et soudain surgit du néant un grand coffre de bois esquinté.

Il atterrit lourdement sur l’humus, étira des dizaines de petites jambes et se retourna pesamment pour dévisager le shaman. C’est-à-dire… il n’avait pas de figure, mais même à travers son brouillard mycologique le shaman avait l’horrible certitude que le coffre le regardait. Et pas d’un air aimable, d’ailleurs. C’était étonnant comme un trou de serrure et deux ou trois autres laissés par les nœuds du bois arrivaient à faire peur.

À son immense soulagement, le coffre, sur une espèce de haussement d’épaules raide, s’en fut entre les arbres au petit trot.

Au prix d’un effort surhumain, le shaman retrouva la série convenable des mouvements à enchaîner pour se remettre debout ; il réussit même à effectuer quelques pas avant de baisser les yeux et de renoncer, vu qu’il manquait de jambes.

Pendant ce temps, Rincevent avait découvert un sentier. Il dessinait pas mal de détours ; le mage l’aurait préféré pavé, mais ça l’occupait de le suivre.

Plusieurs arbres tentèrent d’engager la conversation mais Rincevent les ignora, quasi certain que ce n’étaient pas des façons normales pour des arbres.

La journée s’étira en longueur. Il n’y avait d’autre bruit que le murmure de petits insectes à la piqûre déplaisante, le craquement occasionnel d’une branche qui tombait, les chuchotements des arbres qui discutaient entre eux religion et soucis avec les écureuils. Rincevent commençait à se sentir très seul. Il s’imagina vivre dans les bois pour toujours, dormir sur des feuilles et manger… et manger… ce qu’il y avait à se mettre sous la dent en forêt. Des arbres, supposa-t-il, des noix et des baies. Il faudrait…

« Rincevent ! »

Là-bas, remontant le sentier, arrivait Deuxfleurs, trempé comme une soupe mais la mine rayonnante. Le Bagage lui trottinait sur les talons (tout ce qui était fait de ce bois suivait son propriétaire partout, et on l’employait souvent dans la fabrication de bagages pour les objets funéraires des rois défunts très riches qui voulaient être certains de démarrer une nouvelle existence dans l’autre monde pourvus de sous-vêtements propres).

Rincevent soupira. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas cru que la journée pouvait être pire.

* * *

Il se mit à pleuvoir, une pluie particulièrement humide et froide. Rincevent et Deuxfleurs s’assirent sous un arbre pour la regarder tomber.

« Rincevent ?

— Hein ?

— Pourquoi on est ici ?

— Eh bien, certains disent que le Créateur de l’univers a créé le Disque et tout ce qui se trouve dessus, d’autres évoquent une histoire très compliquée mettant en jeu les testicules du Dieu du Ciel et le lait de la Vache Céleste, et il y en a même qui soutiennent que nous résultons d’une simple accumulation parfaitement aléatoire de particules de probabilité. Mais si tu veux savoir pourquoi nous sommes ici au lieu de tomber du Disque, je n’en ai pas la moindre idée. Tout ça n’est sans doute qu’une épouvantable erreur.

— Oh. Tu crois qu’il y a quelque chose à manger dans cette forêt ?

— Oui, répondit amèrement le mage, nous.

— J’ai des glands, si vous voulez », proposa l’arbre, obligeant.

Ils restèrent un moment assis dans un silence moite.

« Rincevent, reprit l’arbre…

— Les arbres ne parlent pas, le coupa Rincevent. Il est très important de se souvenir de ça.

— Mais vous venez bien de m’entendre…»

Rincevent soupira. « Écoute, dit-il. C’est une simple question de biologie, non ? Pour parler, il te faut le bon équipement : des poumons, des lèvres, des… des…

— Des cordes vocales, fit l’arbre.

— Voilà, c’est ça », dit Rincevent. Il se tut et fixa la pluie d’un œil morne.

« Moi, je croyais que les mages savaient tout sur les arbres, les fruits de la terre et le reste », fit Deuxfleurs d’un ton de reproche. C’était très rare de sentir dans sa voix qu’il tenait Rincevent pour autre chose qu’un merveilleux enchanteur, et sa réflexion piqua le mage au vif.

« C’est vrai, c’est vrai, lâcha-t-il.

— Alors, cet arbre-là, c’est quoi ? » demanda le touriste. Rincevent leva la tête.

« Hêtre, dit-il avec assurance.

— À la vérité…» commença l’arbre qui n’alla pas plus loin. Il avait saisi le regard de Rincevent.

« Ces trucs là-haut, ça ressemble à des glands, objecta Deuxfleurs.

— Oui, eh ben, c’est une variété sessilifoliée ou heptocarpique, répliqua Rincevent. Les fruits ressemblent beaucoup aux glands. Tout le monde s’y trompe, quasiment.

— Mince alors ! » fit Deuxfleurs. Puis : « Et ce buisson là-bas, c’est quoi, alors ?

— Du gui.

— Mais il a des épines et des baies rouges !

— Ben quoi ? » fit brutalement Rincevent qui le fixa d’un œil dur. Deuxfleurs céda le premier.

« Rien, dit-il humblement. On a dû mal me renseigner.

— C’est ça.

— Mais il y a de gros champignons par en dessous. Ils sont comestibles ? »

Rincevent les regarda avec prudence. Ils étaient vraiment très gros, surmontés d’un chapeau rouge et blanc à pois. Il s’agissait en fait d’une variété que le shaman local (qui à cet instant se liait d’amitié avec un rocher quelques kilomètres plus loin) ne consommait qu’après s’être préalablement attaché une grosse pierre à la jambe à l’aide d’une ficelle. Il ne restait qu’à sortir sous la pluie afin d’aller les examiner.