— Où est-il ?
— Père, s'il vous plaît…
Il me propulsa face contre le mur de toutes ses forces. Le choc me fit perdre l'équilibre et m'effondrer comme un paquet d'os. Je me traînai vers un coin et restai là, recroquevillé, en boule, regardant mon père ouvrir l'armoire et en tirer le peu de linge que j'y rangeais. Il inspecta les tiroirs et les boîtes sans trouver le livre et revint vers moi. Je fermai les yeux et m'aplatis contre le mur, dans l'attente d'un nouveau coup qui ne vint pas. Quand je rouvris les paupières, mon père était assis sur le lit et pleurait, s'étranglant de honte. Quand il remarqua que je l'observais, il courut dans l'escalier, qu'il descendit quatre à quatre. J’épiai l'écho de ses pas dans le silence de l'aube, et c'est seulement quand il fut bel et bien parti que je rampai jusqu'au lit et sortis le livre caché sous le matelas. Je m'habillai et, le roman sous le bras, je sortis.
Une nappe de bruine descendait sur la rue Santa Ana quand j'arrivai devant la porte de la librairie. M. Sempere et son fils habitaient au premier étage du même immeuble. Six heures du matin n'était pas une heure pour me présenter, niais ma seule pensée à ce moment-là était de sauver ce livre : j'étais certain que si mon père le trouvait à son retour, il le déchiquetterait en y mettant toute la rage qu'il charriait dans son sang. Je sonnai et attendis. Je dus insister deux ou trois fois avant que la fenêtre du balcon s'ouvre et que le vieux Sempere, en robe de chambre et pantoufles, se penche et me contemple avec ahurissement. Une demi-minute plus tard, il descendit m'ouvrir et, devant ma figure, toute trace de mécontentement disparut. Il s'agenouilla devant moi et me prit dans ses bras.
— Mon Dieu ! Comment te sens-tu ? Qui t'a fait ça ?
— Personne. Je suis tombé.
Je lui tendis le livre.
— Je suis venu vous le rendre, parce que je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose…
Sempere me dévisagea en silence. Il m'entraîna à l'étage. Son fils, un garçon de douze ans tellement timide que je ne me souvenais pas d'avoir jamais entendu sa voix, s'était réveillé quand le libraire s'était levé et attendait sur le palier. Devant le sang sur mon visage, il jeta un coup d'œil affolé à son père.
— Appelle le docteur Campos.
Le garçon acquiesça et courut au téléphone. Je l'entendis parler et sus ainsi qu'il n'était pas muet. À eux deux, ils m'installèrent dans un fauteuil de la salle à manger et lavèrent le sang de mes blessures.
— Tu ne veux pas me dire qui t'a fait ça ?
Je ne desserrai pas les lèvres. Sempere ne savait pas où j'habitais, et je n'avais pas envie de lui donner des idées.
— C'est ton père ?
Je détournai les yeux.
— Non. Je suis tombé.
Le docteur Campos, qui habitait à quatre ou cinq numéros de là, arriva en cinq minutes. Il m'examina des pieds à la tête, palpa les ecchymoses et nettoya les coupures avec autant de délicatesse qu'il le put. Il était évident qu'il brûlait d'indignation, mais il ne pipa mot.
— Il n'y a pas de fractures, mais un bon nombre de meurtrissures qui dureront et le feront souffrir pendant un bout de temps. Ces deux dents, il faudra les arracher. Elles sont fichues et il y a un risque d'infection.
Le médecin parti, Sempere me prépara un verre de lait chaud avec du cacao.
— Tout ça pour sauver Les Grandes Espérances, hein ?
— Je haussai les épaules. Père et fils échangèrent un sourire complice.
— La prochaine fois que tu voudras sauver un livre, le sauver vraiment, ne joue pas avec ta vie. Préviens-moi et je te mènerai dans un lieu secret où les livres ne meurent jamais et où personne ne peut les détruire.
Je les observai tous les deux, intrigué.
— C'est quoi, ce lieu ?
Sempere me fit un clin d'œil et m'adressa ce sourire mystérieux qui semblait sortir d'un feuilleton de M. Alexandre Dumas et qui, prétendait-on, était une marque de famille.
— Chaque chose en son temps, mon ami. Chaque chose en son temps.
Mon père passa toute la semaine sans lever les yeux de terre, rongé par le remords. Il acheta une ampoule neuve et finit par me dire que je pouvais l'allumer, mais pas trop longtemps, parce que l'électricité coûtait très cher. Je préférai ne pas jouer avec le feu. Le samedi suivant, mon père voulut m'acheter un livre et se rendit dans une librairie de la rue de la Palla, devant l'ancien rempart romain, la première et la dernière dont il franchit jamais le seuil. Mais comme il ne pouvait lire les titres sur les dos des centaines d'ouvrages exposés, il en ressortit les mains vides. Puis il me donna de l'argent, plus que d'habitude, et m'incita à m'offrir ce que je voudrais. Le moment me parut propice pour évoquer un sujet que je n'avais jamais eu jusque-là l'occasion d'aborder :
— Mme Mariana, l'institutrice, m'a demandé de vous dire qu'elle aimerait que vous passiez un jour la voir pour parler avec elle.
— Parler de quoi ? Qu'est-ce que tu as fait ?
— Rien, père. Mme Mariana voudrait discuter avec vous de mon éducation future. Elle dit que j'ai des dispositions et qu'elle pourrait m'aider à obtenir une bourse pour entrer chez les frères des écoles…
— Qu'est-ce qu'elle se croit, cette femme, pour te remplir la tète de foutaises et te dire que tu vas entrer dans un collège pour petits morveux ? Tu sais qui sont ces gens-là ? Tu sais comment ils vont te considérer et comment ils vont te traiter dès qu'ils sauront d'où tu viens ?
Je baissai les paupières.
— Mme Mariana veut seulement nous aider, père. Rien d'autre. Ne vous fâchez pas. Je lui dirai que c'est impossible, voilà tout.
Mon père me lança un coup d'œil furieux, mais il se maîtrisa et respira profondément plusieurs fois, avant de parler :
— Nous nous en tirerons, tu m'entends ? Toi et moi. Sans les aumônes de tous ces salopards. Et la tête haute.
— Oui, père.
Il posa la main sur mon épaule et me regarda comme si, pour un bref instant qui ne devait jamais se reproduire, il était fier de moi, même si nous étions différents, même si j'aimais les livres qu'il ne pouvait lire, et même si ma mère nous avait abandonnés tous les deux, dressés l'un contre l'autre. En cet instant, je crus que mon père était le meilleur homme de la Terre et que tout le monde finirait par s'en rendre compte si la vie, pour une fois, acceptait de lui accorder sa chance.
— Tout le mal qu'on a fait dans la vie revient toujours, David. Et moi, j'ai fait beaucoup de mal. Beaucoup. Mais j'ai payé le prix. Et notre existence va changer. Tu verras. Tu verras…
Malgré l'insistance de Mme Mariana, qui était plus maligne qu'une loutre et devinait ce qui se passait, je ne revins jamais sur ce sujet avec mon père. Lorsque l'institutrice se rendit compte que c'était sans espoir, elle me proposa de me consacrer tous les jours, à la fin de la classe, une heure, juste pour moi, afin de me parler de livres, d'histoire et de toutes ces choses qui effrayaient tant mon père.
— Ce sera notre secret, dit-elle.
J'avais déjà commencé à comprendre que mon père était honteux de passer pour un ignorant, un laissé-pour-compte d'une guerre qui, comme toutes les guerres, avait été menée au nom de Dieu et de la patrie pour rendre plus puissants des hommes qui l'étaient déjà trop avant de la provoquer. C'est pourquoi je me mis à l'accompagner parfois dans ses gardes de nuit. Nous prenions rue Trafalgar un tramway qui nous laissait aux portes du cimetière. Je restais dans sa guérite où je lisais de vieux numéros du journal et je cherchais des occasions de bavarder avec lui, tâche ardue. Mon père ne parlait presque plus, ni de la guerre, ni des colonies, ni de la femme qui l'avait quitté. Une nuit, je lui demandai pourquoi ma mère nous avait abandonnés. J'imaginais que ce pouvait être à cause de moi, d'une faute que j'avais commise, même si, à l'époque, je n'étais encore qu'un bébé.