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Je visitai pour la première fois la maison de la tour un matin de mars en compagnie de l'administrateur, de son secrétaire et d'un mandataire de la banque dépositaire du titre de propriété. À ce que je compris, la demeure s'était trouvée pendant des années au cœur d'un labyrinthe de controverses juridiques avant de revenir finalement à la société de crédit qui avait donné sa caution au dernier propriétaire. Si Clavé ne mentait pas, personne n'y était entré depuis au moins vingt ans.

8.

Des années plus tard, en lisant la chronique d'explorateurs britanniques qui s'étaient aventurés dans les ténèbres d'un sépulcre égyptien millénaire, labyrinthes et malédictions compris, je devais me remémorer cette première visite dans la maison de la tour de la rue Flassaders. Le secrétaire s'était muni d'un quinquet, car on n'y avait jamais installé l'électricité. Le mandataire portait un trousseau de quinze clefs pour libérer les innombrables cadenas qui fermaient les chaînes. En ouvrant le portail, la maison exhala un souffle putride de tombeau et d'humidité. Le mandataire fut pris d'une quinte de toux et l'administrateur, qui avait revêtu son meilleur masque de scepticisme et de désapprobation, plaqua un mouchoir sur sa bouche.

— À vous l'honneur, me lança-t-il.

L'entrée était une sorte de patio intérieur, comme il était d'usage dans les vieux hôtels particuliers du quartier, pavé de grandes dalles. Des marches de pierre menaient à la porte principale de la demeure. Une verrière souillée d'excréments de pigeons et de mouettes laissait filtrer par intermittence une lumière incertaine.

— Il n'y a pas de rats, annonçai-je en pénétrant à l'intérieur.

— Cela prouve que cette maison n'a pas été construite n'importe comment…, affirma l'administrateur derrière moi.

Nous gravîmes l'escalier jusqu'au palier qui commandait le premier étage, où le mandataire de la banque eut besoin de dix minutes pour trouver la clef correspondant à la serrure. Le mécanisme céda en émettant un gémissement qui nous souhaitait tout sauf la bienvenue. La grosse porte tourna sur ses gonds, dévoilant un couloir interminable obstrué de toiles d'araignées qui ondulaient dans l'obscurité.

— Sainte Vierge ! murmura l'administrateur.

Personne ne se risquant à faire le premier pas, ce fut encore moi qui pris la tête de l'expédition. Le secrétaire tenait la lanterne bien haut d'un air consterné.

L'administrateur et le mandataire échangèrent des coups d'œil que je ne pus déchiffrer. Quand ils virent que je les observais, le banquier m'adressa un sourire qui se voulait rassurant.

— En enlevant la poussière et avec quelques réparations, ce sera un palais, déclara-t-il.

— Le palais de Barbe-Bleue, commenta l'administrateur.

— Soyons positifs, nuança le banquier. La maison est restée inhabitée pendant un certain temps, et cela suppose toujours de petites imperfections.

Je ne leur prêtais guère attention. J'avais si souvent rêvé de cette maison que c'est à peine si je percevais l'aura funèbre et obscure qui s'en dégageait. J'avançai dans le couloir principal, explorant au passage les pièces où de vieux meubles gisaient abandonnés sous une épaisse couche de poussière. Une table portait encore une nappe effilochée, un service complet et un plateau avec des fruits et des fleurs pétrifiés. Les verres et les couverts étaient toujours là, comme si les habitants s'étaient levés en plein milieu de leur repas.

Les armoires étaient remplies de vêtements raidis, de linge décoloré et de chaussures. Des tiroirs entiers débordaient de photographies, de lunettes, de porte-plumes et de montres. Des portraits masqués par la poussière nous observaient depuis les commodes. Les lits étaient recouverts d'un voile blanc qui luisait dans la pénombre. Un gramophone impressionnant était posé sur une table en acajou. Il portait un disque que l'aiguille avait suivi jusqu'à la fin. Je soufflai sur la couche de poussière qui le couvrait et le titre du disque apparut, le Lacrimosa de W. A. Mozart.

— L'orchestre symphonique à domicile, dit le mandataire. Que peut-on demander de mieux ? Vous serez ici comme un pacha.

L'administrateur lui lança un coup d'œil assassin en protestant tout bas. Nous parcourûmes l'étage jusqu'à la galerie du fond, où un service à café était disposé sur la table et un livre ouvert attendait celui qui le feuilletterait dans un fauteuil.

— On a l'impression qu'ils sont partis précipitamment sans prendre le temps de rien emporter, dis-je.

Le mandataire se racla la gorge.

— Peut-être ce monsieur voudra-t-il voir le bureau ?

Le bureau était situé en haut d'une tour effilée, une construction originale dont le cœur était constitué par un escalier en colimaçon auquel on accédait par le couloir principal et dont la façade portait les traces d'autant de générations que la ville en gardait la mémoire. La tour, sorte de beffroi au-dessus des toits du quartier de la Ribera, était couronnée par une étroite lanterne en métal et en verre teinté, elle-même surmontée d'une rose des vents en forme de dragon.

Nous montâmes l'escalier et accédâmes à la pièce, dont le mandataire s'empressa d'ouvrir les fenêtres pour laisser circuler l'air et la lumière. C'était un salon rectangulaire avec un haut plafond et un plancher sombre. Des quatre grandes fenêtres cintrées ouvertes sur les côtés, on pouvait contempler la basilique de Santa María del Mar au sud, le grand marché du Born au nord, la vieille gare de France à l'est et, vers l'ouest, le labyrinthe infini de rues et d'avenues se bousculant, étroitement imbriquées, en direction de la colline du Tibidabo.

— Qu'est-ce que vous en pensez ? Une merveille ! commenta le banquier, enthousiaste.

L'administrateur examinait tout avec réserve et dégoût. Son secrétaire tenait toujours la lampe à bout de bras, bien que ce ne soit plus nécessaire. Je m'approchai d'une fenêtre et restai fasciné de me retrouver ainsi en plein ciel.

Barcelone tout entière s'étendait à mes pieds, et je voulus croire que lorsque j'ouvrirais mes nouvelles fenêtres à la nuit tombante ses rues me chuchoteraient à l'oreille des histoires et des secrets que je n'aurais qu'à fixer sur le papier pour les conter à qui voudrait les écouter. Vidal avait sa tour d'ivoire aristocratique et exubérante sur la hauteur la plus élégante de Pedralbes, entourée de collines, d'arbres et de ciels de rêve. Moi, j'aurais ma tour sinistre se dressant au milieu des rues les plus anciennes et les plus noires de la ville, entourée des miasmes et des ténèbres de cette nécropole que les poètes et les assassins avaient appelée la « Rose de feu ».

Ce qui acheva de me décider, ce fut la table de travail qui trônait au centre du bureau. Dessus, telle une sculpture métallique et luisante, reposait une impressionnante machine à écrire Underwood qui, à mes yeux, valait à elle seule le prix du loyer. Je m'assis dans le fauteuil princier placé devant la table et caressai en souriant les touches de la machine.

— Je la prends, annonçai-je.

Le mandataire poussa un soupir de soulagement et l'administrateur, levant les yeux au ciel, fit le signe de la croix. L'après-midi même, je signai un contrat de location pour dix ans. Pendant que les employés de la compagnie d'électricité installaient l'éclairage, je m'occupai à nettoyer, ranger et rendre la maison habitable avec l'aide de trois domestiques que Vidal m'envoya sans même m'avoir préalablement demandé si j'avais besoin d'assistance. Je découvris vite que le modus operandi du commando d'électriciens consistait à percer les murs à gauche et à droite, et à poser les questions ensuite. Trois jours après leur débarquement, pas une ampoule n'était encore en service, mais on eût cru qu'une invasion de vers rongeurs était en train de dévorer plâtres et pierres.

J'interrogeai le chef du bataillon qui réglait tout à coups de marteau :