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— Vous êtes sûr qu'il n'y a vraiment pas d'autre façon de procéder ?

Otilio – c'était le nom de cet expert – me montrait les plans que m'avait remis l'administrateur en même temps que les clefs et prétendait que la faute en revenait à la maison et à sa construction défectueuse.

— Regardez-moi ça ! s'exclama-t-il. Quand les choses sont mal faites, elles sont mal faites. Tenez : ici, le plan dit que vous avez une citerne sur la terrasse. Eh bien, non. Vous l'avez dans la cour de derrière.

— Et alors ? La citerne n'est pas de votre ressort. Concentrez-vous sur la question électrique. Sur l'éclairage. Pas sur des robinets et des tuyaux. Sur l'éclairage. J'ai besoin d'éclairage !

— Mais c'est que tout est lié. Prenez par exemple la galerie. Vous en pensez quoi, de la galerie ?

— Qu'elle n'a pas d'éclairage.

— D'après les plans, il devrait y avoir un mur porteur. Or le compagnon Remigio a donné un tout petit coup dedans et la moitié du mur est tombée. Et je ne vous parle pas des pièces ! Sur le papier, la chambre au fond du couloir mesure presque quarante mètres carrés. Pas du tout ! Estimez-vous heureux si elle en mesure vingt. Il y a un mur là où il ne devrait pas se trouver. Et les tuyaux de descente ? Mieux vaut ne pas en parler. Pas un seul n'est à l'endroit où il est supposé être.

— Vous êtes certain de bien savoir lire les plans ?

— Dites donc, je suis un professionnel ! Croyez-moi, cette maison est un casse-tête. C'est à ne plus savoir à quel saint se vouer.

— Eh bien, il faudra que vous vous débrouilliez avec. Faites des miracles ou tout ce que vous voudrez, mais je veux que vendredi les murs soient rebouchés, repeints, et que l'éclairage fonctionne.

— Ne me bousculez pas, il s'agit d'un travail de précision. Ça nécessite une stratégie.

— Et que pensez-vous faire, alors ?

— Pour l'instant, on va aller casser la croûte.

— Mais vous êtes arrivés il y a une demi-heure !

— Monsieur Martín, si vous prenez les choses de cette façon, nous n'arriverons à rien.

Le chemin de croix des travaux et du gâchis se prolongea une semaine de plus que prévu, mais même avec la présence d'Otilio et de son escadron de phénomènes qui perçaient des trous partout où il n'en fallait pas et s'offraient des casse-croûte de deux heures et demie, le bonheur de pouvoir enfin habiter cette demeure dont j'avais rêvé si longtemps m'aurait permis d'y vivre pendant des années avec des chandelles et des lampes à huile si nécessaire. Par chance, le quartier de la Ribera était une réserve spirituelle et matérielle d'artisans en tout genre, et je trouvai à un jet de pierre de mon nouveau domicile quelqu'un pour me poser des serrures qui ne donnaient pas l'impression d'avoir été dérobées à la Bastille, et des appliques et une robinetterie aux normes du XXe siècle. L'idée de jouir d'une ligne téléphonique ne me séduisait guère et, à ce que j'avais pu écouter à la radio de Vidal, les nouveaux moyens de communication de masse, comme les nommait la presse du moment, ne me compteraient pas parmi leur clientèle. Je décidai que mon existence serait faite de livres et de silence. Je n'emportai de la pension qu'un peu de linge de rechange et l'étui contenant le pistolet de mon père, l'unique souvenir que je possédais de lui. Je distribuai le reste de mes vêtements et de mes effets personnels aux autres pensionnaires. Si j'avais pu aussi laisser derrière moi ma peau et ma mémoire, je n'aurais pas hésité.

Je passai ma première nuit officielle et électrifiée dans la maison de la tour le jour où fut publiée la première livraison de La Ville des maudits. Le roman était une intrigue imaginaire que j'avais tissée autour de l'incendie de l'Ensueño en 1903 et d'une créature fantomatique qui, depuis, exerçait ses sortilèges dans les rues du Raval. L'encre de cette première parution n'était pas encore séchée que, déjà, je m'étais attelé au deuxième roman de la série. D'après mes calculs, et en misant sur trente jours par mois de travail ininterrompu, Ignatius B. Samson devait, pour remplir les termes du contrat, produire quotidiennement une moyenne de 6,66 pages de manuscrit, ce qui était de la folie pure mais avait l'avantage de ne pas me laisser beaucoup de temps pour m'en rendre compte.

C'est à peine si j'eus conscience qu'avec le passage des jours je m'étais mis à consommer plus de café et de cigarettes que d'oxygène. À mesure que je m'empoisonnais, j'avais l'impression que mon cerveau se transformait en une machine à vapeur qui n'arrivait jamais à refroidir. Ignatius B. Samson était jeune, il avait de l'endurance. Il travaillait toute la nuit et tombait épuisé au petit matin, pour être la proie de rêves étranges où les lettres tapées sur la page glissée dans la machine à écrire du bureau se détachaient du papier et, telles des araignées d'encre, rampaient sur ses mains et son visage, traversaient sa peau et allaient se nicher dans ses veines pour finir par noircir entièrement son cœur et voiler ses pupilles de taches d'obscurité. Je passais des semaines entières sans presque jamais sortir de cette demeure et oubliais quel jour de la semaine ou quel mois de l'année nous étions. Je ne prêtais pas attention aux maux de tête récurrents qui, parfois, m'assaillaient brusquement, comme si un poinçon métallique me perforait le crâne, tandis qu'un éclair de lumière blanche me brouillait la vue. Je m'étais habitué à vivre avec un sifflement permanent dans les oreilles que seul le bruissement du vent ou de la pluie parvenait à masquer. Il m'arrivait de penser, quand une sueur froide me couvrait la figure et quand mes mains tremblaient sur le clavier de l'Underwood, que j'irais consulter le médecin le lendemain. Mais, ce jour-là, j'avais toujours une nouvelle scène et une autre histoire à raconter.

La vie d'Ignatius B. Samson atteignait déjà le terme de sa première année quand, pour fêter l'événement, je décidai de prendre une journée libre et de retrouver le soleil, la brise et les rues d'une ville où j'avais cessé de me promener, me bornant à l'imaginer. Je me rasai, me lavai et revêtis le meilleur et le plus présentable de mes costumes. Je laissai les fenêtres du bureau et de la galerie ouvertes afin d'aérer la maison et de disperser aux quatre vents cet épais brouillard qui avait fini par en devenir l'odeur. En descendant dans la rue, je trouvai une grande enveloppe tombée de la fente de la boîte à lettres. Y était glissée une feuille de parchemin fermée avec le sceau orné de l'ange et où l'on pouvait lire, de cette écriture précieuse que je connaissais bien :

Cher David,

Je voulais être le premier à vous féliciter pour cette nouvelle étape dans votre carrière. J'ai pris un immense plaisir à lire les premières livraisons de La Ville des maudits. Je suis sûr que ce petit cadeau vous sera agréable.

Je vous réitère mon admiration et mon désir de voir un jour nos destins se croiser. Avec la certitude qu'il en sera ainsi, votre ami et lecteur vous salue affectueusement.

ANDREAS CORELLI

Le cadeau n'était autre que l'exemplaire des Grandes Espérances que M. Sempere m'avait offert quand j'étais petit, celui-là même que je lui avais rendu avant que mon père puisse le trouver et qui, lorsque j'avais voulu le récupérer des années plus tard, à n'importe quel prix, avait disparu quelques heures auparavant, acheté par un inconnu. Je contemplai ce bloc de papier qui, en un temps pas si lointain, m'avait paru contenir toute la magie et la lumière du inonde. On distinguait encore sur la couverture les traces de mes doigts d'enfant tachés de sang.

— Merci, murmurai-je.

9.

M Sempere chaussa ses lunettes de presbyte afin d'examiner le livre. Il le plaça sur un linge étalé sur le bureau de l'arrière-boutique et inclina la lampe flexible pour que le faisceau de lumière se concentre sur le volume. Son expertise se prolongea plusieurs minutes durant lesquelles je gardai un silence religieux. J'observai la façon dont il feuilletait les pages, les humait, caressait le papier et le dos, soupesait le livre d'une main puis de l'autre, et, finalement, refermait la couverture et suivait à la loupe les traces de sang séché que mes doigts y avaient laissées douze ou treize ans plus tôt.