— Incroyable, murmura-t-il en ôtant ses lunettes. C'est le même livre. Comment dis-tu qu'il t'est revenu ?
— Je l'ignore. Monsieur Sempere, que savez-vous d'un éditeur français nommé Andreas Corelli ?
— À l'oreille, ça sonne plus italien que français, bien qu'Andreas soit plutôt grec…
— La maison d'édition est à Paris. Les Éditions de la Lumière.
Sempere demeura quelques instants songeur, hésitant.
— Je crains que ça ne m'évoque rien. Je demanderai à Barceló, qui sait tout.
Gustavo Barceló était un des doyens de la corporation des libraires de la vieille ville, et sa culture encyclopédique était aussi légendaire que sa pédanterie quelque peu irritante. Dans la profession, on racontait qu'en cas de doute il fallait demander conseil à Barceló. À cet instant apparut le fils de Sempere qui, bien que de deux ou trois ans plus âgé que moi, était si timide qu'il s'en rendait parfois invisible. Il adressa un signe à son père.
— Père, on vient chercher la commande que, je crois, vous avez prise.
Le libraire acquiesça et me tendit un épais volume qui avait apparemment été beaucoup manipulé.
— Voici le dernier catalogue des éditeurs européens. Consulte-le pour voir si tu y trouves des informations, et pendant ce temps je m'occuperai du client.
Je restai seul dans l'arrière-boutique de la librairie et cherchai en vain les Éditions de la Lumière tandis que Sempere retournait au comptoir. Tout en feuilletant le catalogue, je l'entendis converser avec une voix féminine qui me parut familière. J'entendis prononcer le nom de Pedro Vidal et, intrigué, je m'approchai.
Cristina Sagnier vérifiait une pile de livres que Sempere inscrivait dans son registre des ventes. En m'apercevant, elle sourit poliment, mais j'eus la certitude qu'elle ne me reconnaissait pas. Sempere leva les yeux et, voyant que je restais planté là comme un idiot, fit une rapide radiographie de la situation.
— Vous vous connaissez déjà, n'est-ce pas ? dit-il.
Cristina haussa les sourcils, surprise, et me dévisagea de nouveau, incapable de me situer.
— David Martín. Un ami de don Pedro, risquai-je.
— Ah, bien sûr ! Bonjour.
— Comment va votre père ? improvisai-je.
— Bien, bien. Il m'attend au coin avec la voiture.
Sempere, à qui rien n'échappait, intervint :
— Mlle Sagnier est venue prendre des livres commandés par Vidal. Comme ils sont passablement lourds, tu pourrais peut-être avoir la bonté de l'aider à les porter jusqu'à la voiture…
— Ne vous donnez pas ce mal…, protesta Cristina.
Je bondis sur l'occasion.
— Il ne manquerait plus que ça ! m'écriai-je en soulevant une pile de livres qui s'avéra aussi lourde que l'édition de luxe de l'Encyclopædia Britannica, suppléments compris.
Je sentis un craquement dans mon dos et Cristina me regarda, effrayée.
— Ça va ?
— Ne craignez rien, mademoiselle, assura Sempere. Notre ami Martín a beau être écrivain, il est fort comme un taureau. N'est-ce pas, Martín ?
Cristina m'observait d'un air peu convaincu. Je lui offris mon sourire de mâle invincible.
— Rien que du muscle, assurai-je. Ceci n'est qu'un simple échauffement.
Sempere junior allait proposer de prendre la moitié des livres, mais son père, fin diplomate, le tira par le bras. Cristina me tint la porte et je me mis en devoir de parcourir les quinze ou vingt mètres qui me séparaient de l'Hispano-Suiza, stationnée au coin de la rue et du Portal del Angel. J'y parvins à grand-peine, les bras sur le point de prendre feu. Manuel, le chauffeur, m'aida à décharger les livres et me salua avec effusion.
— Quel heureux hasard de vous trouver ici, monsieur Martín.
— Le monde est petit.
Cristina m'adressa un léger sourire pour me remercier et monta dans la voiture.
— Excusez-moi pour les livres.
— Ce n'est rien. Un peu d'exercice est excellent pour le moral, affirmai-je en ignorant le nœud de câbles qui s'était formé dans mon dos. Mon bon souvenir à don Pedro.
Je les vis partir vers la place de Catalogne et, quand je revins, j'avisai Sempere sur le seuil de la librairie, qui me regardait avec un sourire malicieux et me faisait signe d'essuyer ma bave. Je le rejoignis et ne pus m'empêcher de me moquer de moi-même.
— Maintenant, je connais ton secret, Martín. Je te croyais plus habile dans ce genre d'affaires.
— Tout se rouille.
— À qui le dis-tu ! Est-ce que je peux garder le livre quelques jours ?
— J'acquiesçai.
— Prenez-en bien soin.
10.
Je revis Cristina des mois plus tard, en compagnie de Pedro Vidal, à la table qui lui était réservée en permanence à la Maison dorée. Vidal m'invita à me joindre à eux, mais il me suffit de croiser le regard de Cristina pour comprendre que je devais refuser.
— Comment va votre roman, don Pedro ?
— Il a le vent en poupe.
— Je m'en réjouis. Bon appétit.
Nos rencontres étaient fortuites. Il m'arrivait de me heurter à elle dans la librairie Sempere & Fils, où elle venait prendre des livres pour don Pedro. Quand l'occasion s'en présentait, Sempere me laissait seul avec elle, mais Cristina avait vite découvert son manège et envoyait un domestique de la villa Helius récupérer les commandes.
— Je sais que ça n'est pas mes oignons, disait Sempere. Mais peut-être ferais-tu mieux de te l'ôter de la tête.
— J'ignore de quoi vous parlez, monsieur Sempere.
— Martín, nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps…
Les mois passaient sans que je m'en rende compte. Je vivais la nuit, écrivant du soir au matin et dormant le jour. Barrido & Escobillas ne cessaient de se féliciter du succès de La Ville des maudits, et quand ils me voyaient au bord de l'épuisement, ils m'assuraient qu'après encore deux ou trois livraisons ils m'accorderaient une année sabbatique pour que je puisse me reposer et m'employer à écrire une œuvre personnelle qu'ils publieraient avec tambours et trompettes et mon vrai nom en majuscules sur la couverture. Cependant, il manquait sans cesse quelques livraisons. Les élancements, les nausées et les maux de tête devenaient de plus en plus fréquents et plus intenses, mais je les attribuais à la fatigue et les calmais grâce à des piqûres de caféine, des cigarettes et des pilules de codéine ou de Dieu sait quoi qui sentaient le fagot et que me procurait en douce un pharmacien de la rue Argentería. M. Basilio, avec qui je déjeunais de temps en temps le jeudi à une terrasse de la Barceloneta, insistait pour que je consulte un médecin. Je répétais que j'allais le faire, que j'avais un rendez-vous la semaine même.
À part mon ancien chef et les Sempere, je ne disposais guère de temps pour quiconque autre que Vidal, et encore était-ce davantage parce qu'il passait me voir que sur ma propre initiative. Il n'aimait pas la maison de la tour et insistait toujours pour que nous sortions faire une promenade qui nous menait régulièrement au bar Almirall, rue Joaquim Costa, où il avait un compte et tenait une réunion littéraire tous les vendredis soir, à laquelle il ne m'invitait pas parce qu'il savait que tous les participants, poétaillons frustrés ou lèche-cul qui lui faisaient la cour dans l'espoir d'une aumône, d'une recommandation auprès d'un éditeur ou de quelques mots élogieux pour adoucir les blessures de leur amour-propre, me détestaient avec toute la force, l'énergie et l'acharnement qui manquaient à leurs tentatives artistiques dont le public, dans sa mesquinerie, s'obstinait à ignorer l'existence. Là, entre absinthe et havanes, il me parlait de son roman, toujours inachevé, de ses projets pour en finir avec son existence d'oisif, de ses amours et de ses conquêtes ; plus il avançait en âge, plus elles étaient jeunes.