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«Vint alors l’interrogatoire. Il exigea de moi un plus gros effort que jamais, car toute mon attention se concentrait sur le livre et sur la façon dont je le tenais, plutôt que sur ma déposition. Par bonheur, l’audience fut courte ce jour-là et je rapportai le livre sain et sauf dans ma chambre. Je vous fais grâce des détails, il glissa bien une fois fort dangereusement à l’intérieur de mon pantalon pendant que je longeais le couloir, et il me fallut simuler un violent accès de toux pour me courber en deux et le repousser discrètement sous ma ceinture. Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvai dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie.

«Vous vous imaginez sans doute que j’ai immédiatement tiré le livre de sa cachette pour le contempler et le lire. Je n’en fis rien. Je voulus d’abord savourer toute la joie que me donnait la seule présence de ce livre, et je retardai à dessein le moment de le voir, pour le plaisir excitant de rêver en me demandant quelle sorte de livre je voulais que ce fût: surtout, imprimé très serré, avec le plus de texte possible, des feuillets très, très fins, afin que j’aie plus longtemps à lire. J’espérais aussi que ce serait une œuvre difficile, qui demanderait un gros effort intellectuel, rien de médiocre, quelque chose qui puisse s’apprendre, qui se puisse apprendre par cœur, de la poésie, et de préférence – quel rêve téméraire! – Goethe ou Homère. Enfin, je ne contins plus mon désir et ma curiosité. Étendu sur mon lit, de façon que le gardien, s’il entrait tout à coup, ne puisse me surprendre, je tirai en tremblant le livre de sous ma ceinture.

«Au premier coup d’œil, je fus dépité et amèrement déçu: ce livre que j’avais escamoté au prix des plus grands dangers, ce livre qui avait éveillé en moi de si brûlants espoirs, n’était qu’un manuel d’échecs, une collection de cent cinquante parties jouées par des maîtres. N’eussé-je pas été enfermé et verrouillé, j’aurais, dans ma colère, jeté le livre par la fenêtre, car au nom du ciel, que pouvais-je tirer de cette absurdité? Au temps où j’étais au lycée, j’avais essayé, comme la plupart de mes camarades, de déplacer des pions sur un échiquier, les jours où je m’ennuyais. Mais comment me servir de cet ouvrage théorique? On ne peut jouer aux échecs sans partenaire, encore bien moins sans échiquier et sans pièces. Je feuilletai le volume avec mauvaise humeur, dans l’espoir d’y découvrir tout de même quelque chose à lire, un avant-propos, des instructions. Mais il ne contenait que les diagrammes tout secs, dans des encadrés, de parties célèbres, avec au-dessous, des signes qui me furent d’abord incompréhensibles: a2-a3, f1-g3, et ainsi de suite. C’était, me semblait-il, une sorte d’algèbre, dont je n’avais pas la clé. Mais peu à peu, je compris que les lettres a, b, c, désignaient les lignes longitudinales, les chiffres de 1 à 8, les transversales, et que ces coordonnées permettaient d’établir la position de chaque pièce au cours de la partie: ces représentations purement graphiques étaient donc une manière de langage. Je pourrais peut-être, me dis-je, fabriquer ici, dans ma cellule, une espèce d’échiquier et essayer ensuite de jouer ces parties. Grâce au ciel, je m’avisai que mon drap de lit était grossièrement quadrillé. Plié avec soin, il finit par faire un damier de soixante-quatre cases. Je cachai alors le livre sous le matelas, après en avoir arraché la première page. Puis je prélevai un peu de mie sur ma ration de pain et j’y modelai des pièces, un roi, une reine, un fou et toutes les autres. Elles étaient bien informes, mais je parvins, non sans peine, à reproduire sur mon drap de lit quadrillé les positions que présentait le manuel. Néanmoins, lorsque je tentai de jouer une partie entière, j’échouai d’abord les premiers jours, à cause de mes ridicules pièces en mie de pain que j’embrouillais continuellement, parce que je n’avais pu mettre sur les «noires» que de la poussière en guise de peinture. Cinq fois, dix fois, vingt fois, je dus recommencer cette première partie. Mais qui au monde disposait de plus de temps que moi, dans cet esclavage où me tenait le néant, qui donc aurait pu être plus avide et plus patient? Au bout de six jours, je jouais déjà correctement cette partie: huit jours après, je n’avais plus besoin des pièces en mie de pain pour me représenter les positions respectives des adversaires sur l’échiquier. Huit jours encore, et je supprimais le drap quadrillé. Les signes a1, a2, c7, c8 qui m’avaient paru si abstraits au début se concrétisaient à présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était complète: l’échiquier et ses pièces se projetaient dans mon esprit et les formules du livre y figuraient immédiatement des positions. J’étais comme un musicien exercé qui n’a qu’un coup d’œil à jeter sur une partition pour entendre aussitôt les thèmes et les harmonies qu’elle contient. Il me fallut encore quinze jours pour être en état de jouer de mémoire – ou, selon la formule consacrée, à l’aveugle – toutes les parties d’échecs exposées dans le traité: je compris alors quel inappréciable bienfait ce vol audacieux m’avait valu. Car j’avais maintenant une activité, absurde ou stérile si vous voulez, mais une activité tout de même, qui détruisait l’empire du néant sur mon âme. Je possédais, avec ces cent cinquante parties d’échecs, une arme merveilleuse contre l’étouffante monotonie de l’espace et du temps. Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai désormais méthodiquement ma journée: deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. Ainsi, mon temps était rempli, au lieu de se traîner avec l’inconsistance de la gélatine, et j’étais occupé sans excès, car le jeu d’échecs possède cette remarquable propriété de ne pas fatiguer l’esprit et d’augmenter bien plutôt sa souplesse et sa vivacité. Cela vient de ce qu’en y jouant, on concentre toutes ses énergies intellectuelles sur un champ très étroit, même quand les problèmes sont ardus. J’avais d’abord suivi mécaniquement les indications du livre en reproduisant les parties célèbres, mais peu à peu cela devint pour moi un jeu de l’intelligence auquel je me plaisais beaucoup. J’appris les finesses, les ruses subtiles de l’attaque et de la défense, je saisis la technique de l’anticipation, de la combinaison et de la riposte. Bientôt, je fus capable de reconnaître la manière caractéristique de chacun des joueurs célèbres, aussi sûrement qu’on reconnaît un poète à quelques vers d’une de ses œuvres. Ce qui n’avait été d’abord qu’une manière de tuer le temps devint un véritable amusement, et les figures des grands joueurs d’échecs, Aljechin, Lasker, Bogoljubow, Tartakower, vinrent, tels de chers camarades, peupler ma solitude. La variété anima désormais ma cellule muette, et la régularité de ces exercices rendit leur assurance à mes facultés intellectuelles. Cette discipline d’esprit très exacte leur donna même une acuité nouvelle, dont les interrogatoires bénéficièrent les premiers: sans le savoir, j’avais sur l’échiquier amélioré ma défense contre les menaces feintes et les détours perfides. Dès lors, je n’eus plus aucune défaillance devant mes juges et il me sembla que les hommes de la Gestapo commençaient à me regarder avec un certain respect. Peut-être se demandaient-ils par devers eux où je puisais la force de résister si fermement, quand ils voyaient tous les autres s’effondrer.