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«Ce temps heureux où je refis systématiquement les cent cinquante parties du manuel dura environ trois mois. Là parvenu au point mort, je me retrouvai brusquement à nouveau devant le néant. Car une partie jouée vingt ou trente fois n’avait plus l’attrait de la nouveauté: sa vertu était épuisée pour moi. Quel sens cela avait-il de répéter sans cesse les parties, quand je savais chaque coup par cœur? L’ouverture déclenchait automatiquement les suivants, il n’y avait plus de surprise, plus d’émotion, plus de problème. Pour m’occuper, pour me rendre cet effort et ce divertissement dont je ne pouvais plus me passer, il eût fallu un second volume, avec d’autres modèles. Comme c’était tout à fait exclu, il ne restait qu’une issue dans cette direction aberrante – je devais inventer d’autres parties que j’essayerais de jouer avec moi-même ou plutôt contre moi-même.

«Eh! bien je ne sais pas jusqu’à quel point vous avez réfléchi à l’état d’esprit où vous plonge ce roi des jeux. Mais il suffit d’une seconde pour faire comprendre que, le hasard n’y ayant aucune part, c’est une absurdité de vouloir jouer contre soi-même. L’attrait du jeu d’échecs réside tout entier en ceci que deux cerveaux s’y affrontent, chacun avec sa tactique. L’intérêt de cette bataille intellectuelle vient de ce que les noirs ne savent pas comment vont manœuvrer les blancs, et qu’ils cherchent sans cesse à deviner leurs intentions pour les contrecarrer, tandis que de leur côté, les blancs essaient de percer à jour les secrètes intentions des noirs et de les déjouer. Si donc les deux camps sont représentés par la même personne, la situation devient contradictoire. Comment un seul et même cerveau pourrait-il à la fois savoir et ne pas savoir quel but il se propose, et, en jouant avec les blancs, oublier sur commande son intention et ses plans, faits la minute précédente avec les noirs? Un pareil dédoublement de la pensée suppose un dédoublement complet de la conscience, une capacité d’isoler à volonté certaines fonctions du cerveau, comme s’il s’agissait d’un appareil mécanique. Vouloir jouer aux échecs contre soi-même, est donc aussi paradoxal que vouloir marcher sur son ombre.

«Eh! bien, pour me résumer, pendant des semaines, c’est à cette absurdité, à cette chose impossible que le désespoir me fit tendre, pendant des mois. Mais je n’avais pas le choix, pour échapper à la folie et à la totale décrépitude de mon esprit. Mon atroce situation m’obligeait à tenter ce dédoublement de mon esprit entre un moi blanc et un moi noir, si je ne voulais pas être écrasé par le néant horrible qui me cernait de toutes parts.»

M. B… se renversa sur sa chaise longue et ferma les yeux un instant. On eût dit qu’il chassait avec effort un souvenir importun. De nouveau, au coin gauche de sa bouche, reparut l’étrange crispation qu’il ne pouvait réprimer. Puis il se redressa et poursuivit:

«Voilà – jusqu’ici, j’espère que mon récit a été assez clair. Je ne sais, malheureusement, si la suite pourra l’être autant. Car ma nouvelle occupation demandait une telle tension d’esprit qu’elle rendait tout contrôle sur moi-même impossible. Je vous ai déjà dit qu’à mon avis, vouloir jouer aux échecs contre soi-même est déjà une idée absurde: mais j’aurais eu, peut-être, une chance minime de m’en sortir si je m’étais trouvé devant un véritable échiquier qui m’eût permis, en quelque sorte, de prendre une certaine distance, de projeter les choses dans l’espace. Devant un vrai échiquier, avec de vraies pièces à déplacer, on peut donner un rythme à ses réflexions, se transporter physiquement d’un côté de la table à l’autre, et considérer ainsi la situation tantôt du point de vue des noirs, tantôt de celui des blancs. Mais contraint que j’étais de livrer des combats contre moi-même ou, si vous préférez, contre un moi que je projetais dans un espace imaginaire, il fallait que je me représente mentalement et que je retienne les positions successives des pièces, les possibilités ultérieures de chacun des partenaires et – si absurde que cela paraisse – que je voie toujours distinctement en esprit, deux ou trois, non plutôt six, huit, douze positions différentes afin de calculer quatre ou cinq coups d’avance pour les blancs et les noirs que j’étais seul à représenter. Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire… pardonnez-moi de vous entraîner dans ces aberrations… mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n’était pas encore cette division de ma pensée à l’intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination: je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l’abîme. Lorsque, auparavant, les semaines précédentes, je refaisais les parties célèbres du manuel, je n’exécutais qu’une copie, pure répétition d’un modèle donné, et l’exercice ne demandait pas plus de force que la mémorisation d’une pièce de vers ou d’un paragraphe du Code. C’était une activité limitée, disciplinée, une gymnastique mentale remarquable. Deux parties le matin, deux l’après-midi, je m’acquittais de cette sorte de pensum sans aucune excitation: elles me tenaient lieu d’occupation normale et si je me trompais, si j’hésitais au cours d’une partie, le traité me prêtait son appui. Si cette activité m’avait été salutaire et plutôt apaisante, c’est que je n’y étais pas moi-même en jeu. Il m’était indifférent que la victoire revînt aux noirs plutôt qu’aux blancs, c’était l’affaire d’Aljechin ou de Bogoljubow, qui briguaient l’honneur d’être champions, et le plaisir que j’éprouvais par l’intelligence et la sensibilité était celui du spectateur, du connaisseur qui apprécie les péripéties du combat et sa beauté. Dès le moment où je cherchai à jouer contre moi-même, je me mis inconsciemment au défi. Le noir que j’étais rivalisait avec le blanc que j’étais aussi, et chacun d’eux devenait avide et impatient en voulant gagner. La pensée de ce que je ferais en jouant avec les blancs me donnait la fièvre quand je jouais avec les noirs. L’un des deux adversaires qui étaient en moi triomphait et s’irritait à la fois quand l’autre commettait une erreur ou manquait d’astuce.