«L’après-midi, j’eus la visite du docteur: c’était un aimable vieux monsieur. Mon nom ne lui était pas inconnu et il parla avec tant de respect de mon oncle, le médecin de l’empereur, que je sentis tout de suite qu’il me voulait du bien. Au cours de la conversation, il me posa toutes sortes de questions, dont l’une, entre autres, me surprit: il me demanda si j’étais mathématicien ou chimiste. Je lui dis que non.
«- Curieux, murmura-t-il. Vous prononciez de si étranges formules, dans votre délire… c3, c4. Personne de nous n’y comprenait rien.
«Je m’enquis de ce qui m’était arrivé. Il sourit bizarrement.
«- Rien de grave. Une violente crise de nerfs.» Et il ajouta tout bas, après avoir jeté un regard circonspect autour de lui: «Très compréhensible, d’ailleurs. Depuis le treize mars, n’est-ce pas?»
«Je fis «oui» de la tête.
«- Pas étonnant, avec cette méthode, grommela-t-il. Vous n’êtes pas le premier. Mais ne vous inquiétez pas.
«À la manière apaisante dont il me glissait ces mots, et dont il me regardait, je sus que j’étais en bonnes mains.
«Deux jours plus tard, l’excellent docteur me raconta franchement ce qui m’était arrivé. Le gardien m’avait entendu crier très fort dans ma cellule et il avait cru d’abord que quelqu’un s’y était introduit, avec qui je me querellais. Mais à peine avait-il paru à la porte que je m’étais précipité sur lui en poussant des cris sauvages: «Allons, joue, gredin, poltron!» J’avais essayé de le saisir à la gorge avec tant de violence qu’il avait dû appeler au secours. Tandis qu’on m’emmenait chez le médecin, j’avais réussi à me dégager et, pris d’une rage frénétique, je m’étais jeté contre la fenêtre du couloir, en brisant la vitre et me faisant une profonde blessure à la main – vous en voyez encore ici la cicatrice. J’avais passé les premières nuits à l’hôpital avec une sorte de fièvre cérébrale, mais j’avais maintenant recouvré le complet usage de mes sens. «Bien entendu, je ne dirai pas à ces messieurs que vous allez mieux, ajouta-t-il doucement, ils seraient capables de vous y renvoyer. Remettez-vous-en à moi, je ferai de mon mieux pour vous tirer d’affaire.»
«J’ignore quel rapport ce précieux ami put bien faire à mes bourreaux. Le fait est qu’il obtint ce qu’il voulait: ma libération. Peut-être me fit-il passer pour un irresponsable, peut-être aussi ma personne ne présentait-elle déjà plus aucun intérêt pour la Gestapo, car Hitler venait d’occuper la Bohême et le cas de l’Autriche était liquidé à ses yeux. Je dus seulement m’engager par écrit à quitter ma patrie dans les quinze jours, et ces quinze jours furent si remplis par les mille formalités que doit accomplir aujourd’hui un ci-devant citoyen du monde pour un voyage à l’étranger – papiers militaires, papier de police, attestation fiscale, passeport, visa, certificat médical – qu’il ne me resta guère de temps pour songer au passé. Il semble d’ailleurs qu’il y ait dans notre cerveau de mystérieuses forces régulatrices qui écartent spontanément ce qui pourrait nuire à l’âme ou la menacer, car chaque fois que j’essayais de penser à mon temps de captivité, ma mémoire s’obscurcissait. Ce ne fut que de nombreuses semaines plus tard, lorsque je me trouvai sur ce paquebot, que j’eus enfin le courage de repasser ces événements dans mon esprit.
«Vous comprenez maintenant pourquoi je me suis comporté de façon si incongrue, et sans doute incompréhensible, envers vos amis. Je flânais par le plus grand des hasards dans le fumoir, quand je vis ces messieurs assis devant un échiquier: l’étonnement et l’effroi me clouèrent sur place, malgré moi. Car j’avais complètement oublié qu’on peut jouer aux échecs devant un véritable échiquier, avec des pièces palpables, j’avais oublié que c’est un jeu où deux personnes tout à fait différentes s’installent en chair et en os l’une en face de l’autre. Et en vérité, il me fallut quelques minutes pour me rappeler que ces joueurs que je voyais là jouaient au même jeu que moi dans ma cellule pendant des mois, quand je m’acharnais désespérément contre moi-même. Les chiffres dont je m’étais accommodé, à cette époque d’exercices farouches, n’étaient donc que les symboles de ces pièces d’ivoire. La surprise que j’éprouvais à constater que le mouvement des pièces sur l’échiquier correspondait à celui de mes pions imaginaires ressemblait sans doute à celle de l’astronome qui a déterminé sur le papier l’existence d’une planète grâce à de savants calculs, et qui aperçoit soudain cette planète dans le ciel sous la forme d’une substantielle et brillante étoile. Comme hypnotisé, je fixais l’échiquier où je contemplais mes diagrammes concrétisés par les figurines sculptées d’un cavalier, d’une tour, d’un roi, d’une reine et de pions véritables. Pour bien saisir les positions respectives des adversaires, je fus obligé de transposer le monde abstrait de mes chiffres dans celui des pièces qu’on maniait sous mes yeux. Peu à peu, la curiosité me vint d’assister à une partie réelle, disputée par deux adversaires. Oubliant alors toute politesse, j’intervins maladroitement dans votre jeu. Mais l’erreur qu’allait commettre votre ami m’atteignit comme un coup au cœur. D’un geste instinctif, sans réfléchir, je le retins comme on retient un enfant qui se penche par-dessus une balustrade. Plus tard seulement, je me rendis compte de la grossière inconvenance de mon intrusion.»
Je me hâtai de rassurer M. B… en lui disant que nous nous félicitions de ce hasard qui nous avait permis de faire sa connaissance, et j’ajoutai que pour ma part j’étais doublement impatient d’assister au tournoi improvisé du lendemain, après avoir écouté son récit. M. B… eut un mouvement inquiet.
«Non, vraiment, ne vous faites pas d’illusion. Il ne s’agira pour moi que de me mettre à l’épreuve… oui, je voudrais… je voudrais savoir si je suis capable de jouer une partie d’échecs ordinaire, sur un vrai échiquier, avec de vraies pièces, contre un adversaire réel… car il me reste toujours un doute à ce sujet. Ces cent, peut-être ces mille parties que j’ai jouées, étaient-elles réglementaires? Ou n’était-ce qu’un jeu de rêve, comme on en fait quand on a la fièvre, un de ces rêves fantastiques, où l’on saute souvent des échelons indispensables à la réalité? Car vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion du monde et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intrigue et qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toutes si je jouais vraiment aux échecs, dans ma cellule, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux.» Au même moment, de l’autre extrémité du navire, le gong nous appela à dîner. Notre entretien avait sans doute duré presque deux heures… j’ai beaucoup abrégé, ici, le récit circonstancié que me fit M. B… Je le remerciai chaleureusement et pris congé. Mais je n’avais pas quitté le pont qu’il me courait après et ajoutait, avec tant de nervosité qu’il en bégayait:
«Encore un mot! Je ne voudrais pas, ensuite, paraître impoli une seconde fois: voulez-vous bien prévenir ces messieurs que je ne jouerai qu’une seule partie? Ce sera le point final à une vieille histoire, c’est tout… une conclusion définitive, pas un recommencement… Je ne désire pas être repris par cette passion fiévreuse, par cette rage de jouer à laquelle je ne pense qu’en tremblant… et d’ailleurs… d’ailleurs, le médecin alors m’avait averti… expressément averti. Un homme qui a été atteint d’une manie peut retomber malade, même s’il est complètement guéri… Il vaut mieux ne plus s’approcher d’un échiquier, quand on a été intoxiqué comme je le fus… Donc, vous comprenez, je jouerai cette unique partie pour être fixé là-dessus, et ce sera tout.»