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Alors commencèrent de longues délibérations. Bien que le nouveau champion ne fût pas un ressortissant de la ville au sens étroit du mot, l’esprit de clocher se réveilla très fort. Qui sait si la petite localité, dont l’existence était à peine relevée sur la carte, n’allait pas s’illustrer pour la première fois en donnant au monde un homme célèbre? Un impresario nommé Keller, qui s’occupait d’habitude seulement de fournir des chansons et des chanteuses au cabaret de la garnison, s’offrit à conduire le jeune phénomène à Vienne, chez un maître remarquable, disait-il, qui achèverait de l’initier à son art – il fallait seulement que l’on voulût bien pourvoir aux frais d’un an de séjour dans la capitale. Le comte Simczic, qui, en soixante ans de pratique quotidienne, n’avait jamais rencontré d’adversaire aussi étonnant, signa un chèque sur-le-champ. Ainsi commença l’extraordinaire carrière de ce fils de batelier.

En six mois, Mirko apprit tous les secrets de la technique du jeu d’échecs: ses connaissances étaient étroitement limitées, il est vrai, et l’on devait en rire souvent dans les cercles qu’il fréquenta par la suite. Car Czentovic ne parvint jamais à jouer une seule partie dans l’abstrait, ou, comme on dit, à l’aveugle. Il était absolument incapable de se représenter l’échiquier en imagination dans l’espace. Il avait toujours besoin de voir devant lui, réelles et palpables, les soixante-quatre cases noires et blanches, et les trente-deux figures du jeu. Même lorsqu’il fut célèbre dans le monde entier, il prenait avec lui un échiquier de poche, pour mieux se mettre dans l’œil la position des pièces, s’il voulait résoudre un problème ou reconstituer une partie de maître. Ce défaut, négligeable en lui-même, décelait assez son manque d’imagination, et on le commentait vivement dans le milieu qui l’entourait, comme on eût fait, parmi les musiciens, d’un virtuose ou d’un chef d’orchestre distingué qui se fût montré incapable de jouer ou de diriger sans avoir la partition ouverte devant lui. Mais cette particularité ne retarda nullement les stupéfiants progrès de Mirko. À dix-sept ans, il avait déjà remporté une douzaine de prix: à dix-huit ans, il était champion de Hongrie: et enfin à vingt ans, champion du monde. Les plus hardis joueurs, ceux qui par l’intelligence, l’imagination et l’audace dépassaient infiniment Czentovic, ne purent résister à son implacable et froide logique, pas plus que Napoléon devant le lourd Koutousow, ou Annibal devant Fabius Cunctator, dont Tite-Live rapporte qu’il présentait lui aussi dans son jeune âge des signes frappants d’indifférence et d’imbécillité. L’illustre galerie des maîtres de l’échiquier comprenait jusqu’alors les types de haute intelligence les plus divers, des philosophes, des mathématiciens, cerveaux imaginatifs et souvent créateurs: pour la première fois un personnage étranger au monde de l’esprit y figura désormais sous les traits de ce rustre lourdaud et taciturne, auquel les plus habiles journalistes ne parvinrent jamais à soutirer le moindre mot qui pût servir à leurs articles. Il est vrai qu’on se rattrapait largement en anecdotes sur son compte. Car, si la maîtrise de Czentovic était incontestable devant l’échiquier, il devenait dès l’instant qu’il le quittait, un individu comique et presque grotesque, en dépit de son cérémonieux habit noir et de ses cravates pompeusement ornées d’une perle un peu voyante. Malgré ses mains soignées aux ongles laborieusement polis, il gardait les manières et le maintien du jeune paysan borné qui balayait autrefois la chambre du curé de son village. Avec un maladroit et impudent cynisme, qui faisait tour à tour la joie et le scandale de ses collègues, il ne songeait qu’à tirer tout l’argent possible de son talent et de son renom. Sa cupidité ne reculait devant aucune mesquinerie, fût-ce la plus ordinaire. Il voyageait beaucoup, mais descendait toujours dans les hôtels de troisième ordre, et acceptait de jouer dans les clubs les plus ignorés, pourvu qu’il touchât ses honoraires. On le vit sur une affiche faire la réclame d’un savon et, sans se soucier des moqueries de ses concurrents qui le savaient incapable d’écrire trois phrases correctement, il vendit sa signature à un éditeur qui publiait une «philosophie du jeu d’échecs». En réalité, l’ouvrage était écrit par un obscur étudiant de Galicie pour cet éditeur, habile homme d’affaires. Comme tous les têtus, Czentovic n’avait aucun sens du ridicule. Depuis qu’il était champion du monde, il se croyait le personnage le plus important de l’humanité, et la conscience qu’il avait de ses victoires sur des hommes intelligents, brillants causeurs et grands clercs en écriture, le fait tangible surtout qu’il gagnait plus gros qu’eux dans leur propre domaine, transformèrent sa timidité native en une froide présomption qu’il étalait souvent grossièrement.

«Mais comment un si prompt succès n’eût-il pas grisé une cervelle aussi vide?» conclut mon ami, après m’avoir conté quelques traits caractéristiques de la puérile suffisance de Czentovic. «Comment voulez-vous qu’un petit paysan du Banat, âgé de vingt et un ans, ne soit pas ivre de vanité en voyant qu’il lui suffit de déplacer des pièces sur une planche à carreaux pour gagner, en une semaine, plus d’argent que tous les habitants de son hameau n’en gagnent en une année de bûcheronnage et autres travaux éreintants? Et puis, n’est-il pas diablement aisé, en fait, de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le moins du monde qu’un Rembrandt, un Beethoven, un Dante ou un Napoléon ont jamais existé? Ce gaillard ne sait qu’une chose, derrière son front barré, c’est que depuis des mois, il n’a pas perdu une seule partie d’échecs, et comme précisément il ne soupçonne pas qu’il y a d’autres valeurs en ce monde que les échecs et l’argent, il a toutes les raisons d’être enchanté de lui-même.»

Ces propos de mon ami ne manquèrent pas d’exciter ma curiosité. Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini. Ces gens-là, qui vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d’un caractère tout à fait remarquable. Aussi déclarai-je mon intention d’observer de près ce singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral, et de bien employer à cet effet les douze jours de voyage qui nous séparaient de Rio.

«Vous avez peu de chances, pourtant, de parvenir à vos fins», me prévint mon ami. «Personne, que je sache, n’a encore réussi à tirer de Czentovic le moindre indice d’ordre psychologique. Derrière son insondable bêtise, ce rustre est assez malin pour ne jamais se compromettre. C’est bien simple: il évite toute conversation, hormis celle des compatriotes de sa région qu’il rencontre dans les petites auberges où il fréquente. Sitôt qu’il flaire un homme instruit, il rentre dans sa coquille: ainsi personne ne peut se vanter de l’avoir entendu dire une sottise ou d’avoir mesuré l’étendue de son ignorance, que l’on dit universelle.»