«Je vécus quatre mois dans ces conditions indescriptibles. Quatre mois, c’est vite écrit et c’est vite dit. Un quart de seconde suffit à articuler ces trois syllabes: quatre mois. Quelques caractères suffisent à les noter. Mais comment peindre, comment exprimer, fût-ce pour soi-même, une vie qui s’écoule hors de l’espace et du temps? Personne ne dira jamais comment vous ronge et vous détruit ce vide inexorable, de quelle manière agit sur vous la vue de cette perpétuelle table et de ce lit, de cette perpétuelle cuvette et de ce papier au mur, ce silence auquel on vous réduit, l’attitude de ce gardien, toujours le même, et qui pose la nourriture devant son prisonnier sans lui jeter un regard. Des pensées, toujours les mêmes, tournent dans le vide autour de ce solitaire jusqu’à ce qu’il devienne fou. À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. Au début, j’avais la tête claire durant les audiences, et je faisais des dépositions calmes et réfléchies: je triais parfaitement dans mon esprit ce qu’il fallait dire et ce qu’il ne fallait pas dire. Maintenant, je n’articulais plus même une phrase toute simple sans bégayer, car tout en la prononçant, je fixais, hypnotisé, la plume du greffier qui courait sur le papier, comme si je voulais courir après mes propres paroles. Je sentais que mes forces diminuaient et qu’approchait le moment où, dans l’espoir de me sauver, je dirais tout ce que je savais et peut-être davantage encore, où pour échapper à l’emprise mortelle de ce néant, je trahirais douze hommes et leurs secrets, dussé-je n’y gagner qu’un instant de répit. J’en étais là, un certain soir. Le gardien m’apporta justement alors à manger, et je lui criai, en suffoquant, au moment où il s’en allait: «Conduisez-moi à l’interrogatoire! Je dirai tout! Je dirai où sont les papiers, où est l’argent! Je dirai tout, tout!» Par bonheur, il n’entendit pas. Peut-être aussi ne voulut-il pas entendre.
«J’en étais réduit à cette extrémité, quand se produisit un événement inattendu, qui devait être mon salut, du moins pour un certain temps. C’était un jour sombre et maussade de la fin de juillet. Je me souviens très bien de ce détail parce que la pluie tambourinait sur les vitres, le long du couloir par lequel on m’emmenait à l’interrogatoire. On me fit attendre dans l’antichambre du juge d’instruction. Il fallait toujours attendre avant de comparaître, cela faisait partie de la méthode. On commençait par ébranler les nerfs de l’inculpé en l’envoyant chercher brusquement au milieu de la nuit, puis lorsqu’il s’était ressaisi, bandant toutes ses énergies en vue de l’audience, on le faisait attendre: attendre absurdement une heure, deux heures, trois heures avant de l’interroger, pour le mater corps et âme. Je restai debout dans cette salle d’attente deux bonnes heures durant, ce jeudi 27 juillet: et voici pourquoi je me rappelle si précisément cette date: il y avait un calendrier suspendu au mur, et tandis que les jambes me rentraient dans le corps, à force d’être debout – il était, bien entendu, interdit de s’asseoir – je dévorais des yeux, dans une soif de lecture que je ne peux pas vous décrire, ce chiffre et ce petit mot, «27 juillet», qui se détachaient contre la paroi, car je les incorporais quasiment à ma matière grise.
«Puis je me remis à attendre, à regarder la porte, à me demander quand elle s’ouvrirait enfin, à réfléchir à ce que les inquisiteurs me demanderaient cette fois, tout en sachant bien qu’ils ne me poseraient pas les questions auxquelles je me préparais. Malgré l’anxiété de cette attente, malgré la fatigue qu’elle me causait, c’était encore un soulagement d’être ainsi dans une autre chambre que la mienne, une chambre un peu plus grande, éclairée de deux fenêtres au lieu d’une, sans lit et sans cuvette, où l’appui de fenêtre ne présentait pas certaine fente que j’avais remarquée des millions de fois dans la mienne. La porte avait un vernis différent, la chaise aussi devant le mur était autre: à gauche, il y avait une armoire pleine de dossiers, et un vestiaire avec des patères auxquelles pendaient trois ou quatre manteaux militaires mouillés, les manteaux de mes bourreaux. Ainsi, j’avais des objets nouveaux à regarder, à examiner – enfin du nouveau – et mes yeux frustrés se cramponnaient avidement au moindre détail. Je considérais chaque pli de ces manteaux, et je remarquai, par exemple, une goutte de pluie au bord d’un col mouillé. J’attendis avec une émotion insensée (cela va vous paraître ridicule) de voir si elle allait couler le long du pli ou se défendre encore contre la pesanteur et s’accrocher plus longtemps – oui, je fixai, haletant, cette goutte pendant plusieurs minutes, comme si ma vie en dépendait. Et lorsqu’elle fut enfin tombée, je me mis à compter les boutons sur chaque manteau, huit au premier, huit au second et dix au troisième: puis je comparai les parements entre eux. Mes yeux buvaient tous ces détails stupides et insignifiants, ils s’en repaissaient et s’en délectaient avec une passion que je ne puis exprimer par des mots. Et soudain, ils s’arrêtèrent net. J’avais découvert quelque chose qui gonflait sur le côté la poche de l’un des manteaux. Je m’approchai et crus reconnaître, à travers l’étoffe tendue, le format rectangulaire d’un livre. Un livre! Mes genoux se mirent à trembler: un livre! Il y avait quatre mois que je n’en avais pas tenu dans ma main, et sa simple représentation m’éblouissait. Un livre dans lequel je verrais des mots alignés les uns à côté des autres, des lignes, des pages, des feuillets que je pourrais tourner. Un livre où je pourrais suivre d’autres pensées, des pensées neuves qui me détourneraient de la mienne, et que je pourrais garder dans ma tête, quelle trouvaille enivrante et calmante à la fois! Mes regards se fixaient, hypnotisés, sur cette poche gonflée où se dessinait la forme du livre, ils étaient aussi brûlants en regardant cet endroit banal, que s’ils voulaient faire un trou dans le manteau. Je n’y tins plus, et sans le vouloir, je m’approchai encore. À la seule idée de palper un livre, fût-ce à travers une étoffe, les doigts me brûlaient jusqu’au bout des ongles. Presque sans le savoir, je me rapprochais toujours davantage. Le gardien ne prêtait heureusement aucune attention à mon étrange conduite. Peut-être trouvait-il simplement naturel qu’un homme veuille s’appuyer un peu à la paroi, après être resté deux heures debout. Je finis par arriver près du manteau, et je mis mes mains derrière mon dos pour pouvoir le toucher subrepticement. Je tâtai l’étoffe et y sentis en effet un objet rectangulaire, qui était souple et craquait un peu – un livre! C’était bien un livre! comme l’éclair, la pensée jaillit dans mon cerveau: essaie de le voler! Peut-être réussiras-tu, et alors tu pourras le cacher dans ta cellule et lire, lire, lire enfin, lire de nouveau! À peine cette pensée m’était-elle venue qu’elle agit sur moi comme un violent poison: mes oreilles se mirent à bourdonner, le cœur me battit, mes mains glacées ne m’obéirent plus. Cependant, la première stupeur passée, je me serrai astucieusement contre le manteau et, tout en gardant les yeux fixés sur le gardien, je fis peu à peu remonter le livre hors de la poche. Hop! Je le saisis avec adresse et précaution et je tins soudain dans ma main un petit volume assez mince. Alors seulement, je fus effrayé de ce que je venais de faire. Mais je ne pouvais plus reculer. Où le mettre maintenant? Toujours derrière mon dos, je glissai le livre dans mon pantalon, sous la ceinture, et de là tout doucement jusque sur la hanche, de manière à pouvoir le tenir en marchant, la main sur la couture du pantalon comme il se doit militairement. Il s’agissait, à présent, de mettre ma ruse à l’épreuve. Je m’écartai du vestiaire, je fis un pas, deux pas, trois pas. Cela allait. Je parvenais à maintenir le livre à sa place en marchant, si je gardais le bras bien collé au corps, à l’endroit de la ceinture.