– Ah! un Russe? Je pensais qu’il ne me comprendrait pas. Il ne m’aura pas entendue. Eh! toi, continua-t-elle en parlant au général, es-tu toujours fâché?
– Comment donc, chère tante, se hâta de répondre le général tout joyeux. Je comprends si bien qu’à votre âge…
– Cette vieille est en enfance, dit tout bas de Grillet.
– Veux-tu me donner Alexis Ivanovitch? – continua-t-elle.
– Volontiers. Et moi-même, et Paulina, et M. de Grillet, nous sommes tous à vos ordres…
– Mais, madame, ce sera un plaisir, dit de Grillet avec un sourire aimable.
– Un plaisir? Tu es ridicule, mon petit père… D’ailleurs, dit-elle brusquement au général, ne compte pas que je te donne de l’argent… Et maintenant, portez-moi chez moi, et puis nous ressortirons.
On souleva de nouveau la babouschka, et tous descendirent derrière le fauteuil. Le général marchait comme un homme assommé. De Grillet méditait. Mademoiselle Blanche fit d’abord mine de rester, puis se joignit au groupe. Le prince suivit. Il ne resta dans l’appartement du général que l’Allemand et madame de Comminges.
X
Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent un appartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir de ceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquer qu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka était d’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambre de bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la dame de compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres, qu’elle examina sévèrement.
On avait inscrit sur le livre de l’hôteclass="underline" «Madame la générale princesse de Tarassevitcheva».
De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquait quelque meuble qui lui déplaisait et posait des questions inattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance. Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copie de quelque célèbre composition mythologique, et disait:
– De qui ce portrait?
Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’une certaine comtesse.
– Comment? De qui? Pourquoi ne le sais-tu pas? Et pourquoi louche-t-elle?
Le maître d’hôtel ne savait que dire.
– Sot! dit la babouschka en russe.
Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit de sa chambre à coucher.
– C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.
On défit un peu le lit.
– Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.
La babouschka examina tout attentivement.
– Pas de punaises? Bien! Enlevez tout le linge, et qu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’en ferais-je? Je m’ennuierais, seule là dedans.
– Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tu auras fini de donner ta leçon aux enfants.
– Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service du général. Je vis ici à mon compte.
– Pourquoi donc?
– Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin un illustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai dit quelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduire exactement la prononciation de Berlin.
– Et alors?
– Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint au général, qui m’a donné congé.
– Mais quoi? Tu l’as donc réellement injurié? Et puis, quand tu l’aurais injurié!
– Non; c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sa canne.
– Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiter ainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’as chassé! Imbécile! Vous êtes tous des imbéciles, tous!
– Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sans hauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vous a pas raconté la chose très exactement.
– Et toi, tu as supporté cela! continua-t-elle en revenant à moi.
– Moi? Je voulais demander au baron une réparation d’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y est opposé.
– Et pourquoi t’y es-tu opposé?
– Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit le général en souriant.
– Comment, pas permis? Et le moyen d’empêcher les hommes de se battre! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendre le nom de Russe que vous portez. – Allons! soulevez-moi. Et toi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à la promenade, ce fon [6] baron! Et la roulette où est-elle?
J’expliquai que la roulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demanda alors s’il y avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute la journée, en quoi consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valait mieux qu’elle vît la chose de ses propres yeux, car la meilleure explication n’en pourrait donner qu’une idée très imparfaite.
– Eh bien! menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant, Alexis Ivanovitch.
– Comment, ma tante, vous ne prendrez pas d’abord un peu de repos?
Le général et tous les siens semblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité publique de la babouschka. Cependant ils avaient tous promis de l’accompagner.
– Je ne suis pas fatiguée. Voilà cinq jours que je n’ai pas bougé. Nous irons visiter les sources, et puis ce Schlagenberg… C’est bien cela, dis, Praskovia?
– Oui, babouschka.
– Et qu’y a-t-il encore à voir?
– Beaucoup de choses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé.
– Oui, je vois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à la roulette, dit-elle à sa dame de compagnie.
– Mais cela ne se peut pas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch.
– Quelle bêtise! parce que c’est un domestique? Mais c’est un homme tout de même. Et je suis sûre qu’il désire aussi voir tout cela. Et avec qui pourraient-ils y aller si ce n’est avec moi?
– Mais, babouschka…
– As-tu honte de moi? Reste. On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général! Mais je suis générale moi-même! Et en effet, tu as raison, je n’ai pas besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira.
Mais de Grillet insista pour que tout le monde accompagnât la babouschka, et il trouva quelques mots aimables sur le plaisir tout particulier, etc.
On se mit en route.
– Elle est tombée en enfance, répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule, elle fera des folies…
Je n’entendis pas le reste de la conversation. Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de nouveaux projets et reprenait espoir.
Il y avait une demi-verste de l’hôtel jusqu’à la gare.
Le général était un peu rassuré; pourtant il craignait visiblement la roulette. Qu’allait faire là une vieille impotente? Paulina et mademoiselle Blanche marchaient chacune d’un côté du fauteuil. Mademoiselle Blanche était gaie, ou du moins affectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiosité de la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dit à l’oreille: «La matinée ne s’achèvera pas sans incident.» Potapitch et Marfa se tenaient derrière le fauteuil. Le général et de Grillet, un peu à l’écart, causaient avec animation; ce dernier semblait donner des conseils. Mais que faire contre la terrible phrase de la babouschka: «Je ne te donnerai rien!» Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait plus d’espoir. De Grillet et mademoiselle Blanche se faisaient des signes.