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– L’imbécile! cria la babouschka en me faisant signe de le laisser là. Allons! j’ai faim. Il faut dîner tout de suite. Je dormirai un peu, et puis nous retournerons à la roulette.

– Vous voulez y retourner, babouschka! m’écriai-je.

– Pourquoi pas? Parce que vous restez ici à vous ennuyer, il faut que je fasse comme vous?

– Mais, madame, dit de Grillet, les chances peuvent tourner. Vous pouvez tout perdre d’un seul coup… Surtout avec votre jeu… C’était terrible!…

– Vous perdrez certainement, miaula mademoiselle Blanche.

– Et qu’est-ce que ça vous fait? Ce n’est pas votre argent que je perdrai, c’est le mien!… Et où est M. Astley?

– Il est resté à la gare, babouschka.

– C’est dommage. C’est un brave garçon.

En arrivant, à l’hôtel, la babouschka appela le majordome et lui apprit son gain. Puis elle appela Fédossia, lui donna trois louis et demanda à dîner.

– Alexis Ivanovitch, sois prêt vers quatre heures; nous irons ensemble à la roulette. En attendant, au revoir. Et n’oublie pas de m’amener quelque docteur, il faut que je prenne les eaux.

Je sortis de chez la babouschka comme étourdi. Je tâchais de m’imaginer quelle tournure allaient prendre les affaires. Le général et les autres étaient déconcertés. L’arrivée inattendue de la babouschka avait détruit toutes leurs espérances. Cependant, l’aventure de la roulette était pour eux plus importante encore; car, quoique la babouschka eût dit deux fois qu’elle ne donnerait pas d’argent au général, du moins il conservait encore un dernier espoir; mais maintenant, après les exploits de la vieille dame à la roulette, maintenant peut-être tout était bien compromis. Chaque louis qu’elle risquait était comme un coup de couteau dans le cœur du général. C’était extrêmement dangereux.

Toutes ces réflexions m’agitaient tandis que je regagnais ma chambre au dernier étage de l’hôtel. Et je ne connaissais pas tous les facteurs du problème que je voulais résoudre. Paulina ne m’avait jamais parlé avec une entière franchise. Presque toujours, après m’avoir fait quelques confidences, elle les tournait en ridicule et me jurait que tout cela était faux. Toutefois, je pressentais que le mystère touchait à sa fin.

Ma propre destinée ne m’intéressait presque pas. Étrange disposition d’esprit: je ne possédais que vingt louis; j’étais parmi des étrangers, sans position, sans moyens d’existence, sans espérances; et pourtant je n’avais à mon propre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos de Paulina, j’aurais ri bien volontiers en me demandant quel devait être le dénouement de tout ceci. Je sentais que la destinée de cette jeune fille était en jeu, mais je dois avouer que ce n’était pas sa destinée qui m’inquiétait le plus: c’était son secret. J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire: «Tu sais bien que je t’aime!» Mais s’il n’en est rien, alors… alors, que désirer désormais? Eh! sais-je au juste ce que je désire? Je voudrais ne jamais la quitter, vivre dans son orbite, dans sa lumière, pour toujours, pour toute la vie. Je n’ai plus une seule autre pensée. Je ne pourrais même pas vivre loin d’elle.

Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.

– Paulina Alexandrovna…

– Chut!

– Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse: je me retourne, je vous vois: est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique?

– Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse; lui-même…

Elle n’acheva pas.

– À M. Astley? demandai-je avec étonnement.

Mais Paulina avait déjà disparu.

«Ah! ah! ils s’écrivent!» Je courus, cela va sans dire, chez M. Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare. Enfin, je le rencontrai au milieu d’une cavalcade d’Anglais et d’Anglaises. Je lui fis signe; il s’arrêta, et je lui remis la lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder; mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.

Étais-je torturé par la jalousie? En tout cas mon humeur était exécrable. Je n’aurais pas voulu connaître le sujet de leur correspondance. Un ami! pensai-je, c’est clair… Un amant?… Certainement non, me disait la raison. Mais la raison est peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore un point à élucider; l’affaire se compliquait.

À peine eus-je le temps de rentrer à l’hôtel que le concierge et le majordome m’informèrent qu’on était déjà venu me chercher trois fois de la part du général. Chez le général, je trouvai, outre le général lui-même, de Grillet et mademoiselle Blanche, celle-ci sans sa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de parade. Tous les trois discutaient avec chaleur; la porte du cabinet, chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, de Grillet qui parlait à haute voix et d’un ton persifleur; mademoiselle Blanche avait le verbe injurieux; le général suppliait, son accent était larmoyant. À ma vue, ils se turent subitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire français, officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressa machinalement. Seule mademoiselle Blanche conserva sa physionomie irritée; pourtant elle fixa sur moi un regard d’attente impatiente. D’ordinaire elle faisait semblant de ne pas me voir.

– Alexis Ivanovitch, commença le général avec une bienveillance marquée, permettez-moi de vous déclarer qu’il est étrange, très étrange… en un mot, que votre conduite à mon égard et à l’égard de toute ma famille… en un mot, c’est étrange, excessivement étrange…

– Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire… c’est-à-dire vous prévenir… ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer sa perte. Eh bien! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avec intention ce mot.

– Mais comment? interrompis-je. Que voulez-vous dire?

– Eh bien! vous vous êtes constitué le… le… comment dirais-je? le mentor de cette terrible vieille; considérez donc qu’elle va se ruiner! Vous avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…

– Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu! que deviendrons-nous?

Le général se tourna vers de Grillet.

– Alexis Ivanovitch, sauvez-nous! sauvez-nous!

– Mais, général, que puis-je en tout ceci?…

– Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.

– Mais un autre prendra ma place!

– Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la… Ne la laissez pas risquer trop d’argent.