– Mais comment le pourrais-je faire? Essayez donc, vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.
Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur de mademoiselle Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.
– Allons donc! Elle ne m’écouterait pas maintenant, s’écria-t-il avec un geste désespéré. Ah! si… après…
– Ô mon cher Alexis, soyez assez bon… – me dit à son tour mademoiselle Blanche elle-même, en me serrant fortement les deux mains.
Que le diable l’emporte! Cette figure de démon savait changer en un instant. Elle était alors si charmante, si enfant, si espiègle! Elle me lança encore un regard furtif, que les autres ne purent voir… Que voulait-elle?… Mais c’était un peu trop primitif et trop simple…
– Alexis Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton que j’ai pris tout à l’heure. Ce n’est pas ainsi que je voulais vous parler. Je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi vous saluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul pouvez nous sauver. Mademoiselle de Comminges et moi nous vous supplions. Comprenez, comprenez donc! ajouta-t-il en me montrant du coin de l’œil mademoiselle Blanche.
Il était dégoûtant!
Trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était un domestique qui précédait Potapitch. Tous deux étaient envoyés par la babouschka. On me cherchait, on me voulait tout de suite, on se fâche, me dit Potapitch.
– Mais il n’est pas trois heures et demie!
– Elles [8] n’ont pas pu s’endormir, elles étaient agitées, puis elles se sont levées, ont demandé le fauteuil et ont envoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le perron…
– Quelle mégère! s’écria de Grillet.
En effet, la babouschka m’attendait. Elle était hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmes aussitôt à la roulette.
XII
La babouschka semblait très excitée. Tout ce qui ne concernait pas la roulette lui était indifférent.
À la gare, on l’attendait déjà, comme une victime. Et, en effet, les craintes des nôtres se réalisèrent.
La babouschka s’attaqua de nouveau au zéro: tout de suite douze louis. Une fois, deux fois, trois fois. Le zéro ne sortait pas.
– Mets! mets! me commandait-elle.
J’obéissais.
– Combien de mises déjà? me demanda-t-elle en grinçant des dents d’impatience.
– Douze déjà. Cela fait cent quarante-quatre louis. Je vous répète, babouschka, que peut-être jusqu’au soir…
– Tais-toi. Ponte sur le zéro et mets en même temps mille florins sur le rouge.
Le rouge sortit, mais le zéro ne vint pas.
– Tu vois! tu vois! Nous avons presque tout regagné. Encore sur le zéro, encore une dizaine de fois, et puis nous l’abandonnerons.
Mais, à la cinquième fois, la babouschka se découragea.
– Envoie le zéro au diable! et mets quatre mille florins sur le rouge.
– Babouschka! c’est trop!
Je faillis être battu. Je mis quatre mille florins sur le rouge. La roue tourna. La babouschka ne semblait pas douter du succès.
– Zéro! appela le croupier.
D’abord, la babouschka ne comprit pas; mais quand elle vit le croupier ramasser les quatre mille florins avec toutes les mises, et que le zéro sortait juste au moment où elle l’abandonnait, elle fit «Ha!» et frappa ses mains l’une dans l’autre. On rit autour d’elle.
– Mon Dieu! cria-t-elle, c’est justement maintenant qu’il sort! C’est ta faute, me dit-elle, c’est toi qui m’as conseillé d’abandonner le zéro.
– Mais, babouschka, je vous ai dit ce qui est vrai. Puis-je répondre des hasards?
– Va-t’en! cria-t-elle avec colère.
– Adieu, babouschka.
Je fis mine de m’en aller.
– Alexis Ivanovitch, reste! Où vas-tu? Voilà qu’il se fâche, l’imbécile! Reste, ne te fâche pas; c’est moi qui ai tort. Dis-moi ce qu’il faut faire.
– Je ne vous conseille plus, babouschka. Vous m’accuseriez encore si vous perdiez. Jouez seule; ordonnez; je ferai ce que vous voudrez.
– Allons! mets encore quatre mille florins sur le rouge. Tiens! (Elle me tendit son portefeuille.) J’ai là vingt mille roubles.
– Babouschka!
– Je veux regagner mon argent! Ponte.
J’obéis; nous perdîmes.
– Mets! Mets-en huit mille.
– Cela ne se peut pas, babouschka. La plus grosse mise est de quatre mille.
– Va donc pour quatre!
Cette fois, nous gagnâmes. Elle reprit courage.
– Tu vois! tu vois!… Encore quatre mille.
J’obéis, nous perdîmes; puis encore, et puis encore.
– Babouschka, tous les douze sont partis!
– Je vois bien, dit-elle avec une sorte de rage tranquille. Je vois bien, mon petit père, je vois bien! Mets encore quatre mille florins.
– Mais il n’y a plus d’argent, babouschka. Il n’y a plus que des obligations et des chèques dans le portefeuille.
– Et dans la bourse?
– Il n’y a que de la menue monnaie.
– Y a-t-il ici des changeurs? On m’a dit qu’on peut escompter ici toute espèce de papiers.
– Oh! tant que vous voudrez! Mais vous perdrez à l’escompte des sommes énormes.
– Bêtises! Je regagnerai tout ce que j’ai perdu. Roule-moi vers eux!… Qu’on appelle ces imbéciles!
Les porteurs vinrent.
– Vite! commanda-t-elle. Montre la route, Alexis Ivanovitch. Est-ce loin?
– À deux pas, babouschka.
À un coude d’une allée nous rencontrâmes tous les nôtres, le général, de Grillet et mademoiselle Blanche avec sa mère. Paulina Alexandrovna et M. Astley seuls manquaient.
– Allons! ne t’arrête pas, criait la babouschka. Que veulent-ils? Je n’ai pas le temps de m’occuper d’eux.
Je la suivais derrière son fauteuil. De Grillet courut à moi.
– Elle a perdu tout son gain et douze mille florins en plus. Nous «roulons» maintenant pour aller changer les obligations, lui dis-je à voix basse.
De Grillet frappa du pied avec rage et se précipita vers le général. Nous continuâmes notre route.
– Arrêtez! arrêtez! me criait le général, hors de lui.
– Essayez donc! lui répondis-je.
– Ma tante, dit le général, ma tante!… – Tout à l’heure… – sa voix tremblait, – nous allons louer des chevaux pour faire une promenade hors de la ville… Une vue splendide… Le Schlagenberg… Nous venions vous chercher.
– Que le diable t’emporte avec ton Schlagenberg! dit la babouschka avec fureur.
– C’est la campagne tout à fait; nous y boirons du thé, ajouta encore le général, absolument désespéré.