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– Permettez-moi d’abord de vous demander si vous êtes irrévocablement décidée à partir tout de suite?

– Ai-je donc l’air de plaisanter, ma petite mère? Je l’ai dit et je le ferai. J’ai été nettoyée aujourd’hui de quinze mille roubles à votre roulette mille fois maudite. Dans mon district, j’ai promis depuis longtemps de faire construire en pierre une église de planches, et je me suis laissé souffler ici la somme que je destinais à cela! Eh bien! je ferai quand même mon église.

– Et les eaux, babouschka? Vous êtes venue ici pour suivre un traitement.

– Et va donc avec tes eaux! Ne me mets pas en colère, Praskovia! Je crois que tu as pris à tâche de m’irriter! Viens-tu avec moi, oui ou non?

– Je vous remercie beaucoup, beaucoup, babouschka, pour l’asile que vous m’offrez. Vous avez compris ma situation, je vous en suis reconnaissante; j’irai chez vous, et bientôt peut-être. Mais, maintenant, pour des motifs… importants… je ne puis me décider tout de suite. Si vous restiez encore une quinzaine…

– Cela veut dire que tu refuses!

– Cela veut dire que je ne peux pas. Puis-je laisser ici mon frère et ma sœur? Et comme… comme… il se peut qu’on les abandonne… alors… Si vous me preniez moi et les enfants, babouschka, j’irais certainement avec vous, et je tâcherais de mériter vos bontés, ajouta-t-elle avec chaleur. Mais sans les enfants, je ne puis accepter.

– C’est bien! Ne pleure pas! (Paulina ne semblait pas avoir l’intention de pleurer, et, de fait, elle ne pleurait jamais.) Je trouverai de la place aussi pour les poussins. Ma maison est assez grande. D’ailleurs, il est temps de les envoyer à l’école. Et alors, tu ne viens pas tout de suite? Prends garde, Praskovia, je te veux du bien, et je n’ignore pas pourquoi tu restes. Je sais tout, Praskovia; le petit Français ne te conduira pas au bien.

Paulina prit feu. Je tressaillis.

«Tous sont au courant, excepté moi!» pensai-je.

– Allons! ne te fâche pas; je ne veux pas appuyer là-dessus. Seulement, prends garde… tu comprends? Tu es intelligente, ce serait dommage. Et assez! Je voudrais n’avoir vu personne d’entre vous. Va-t’en. Adieu!

– Je voudrais vous accompagner, babouschka, dit Paulina.

– C’est inutile. Vous m’ennuyez tous, à la fin!

Paulina baisa la main de la babouschka; mais celle-ci retira vivement sa main et embrassa Paulina sur la joue.

En passant auprès de moi, Paulina me jeta un coup d’œil rapide et se détourna aussitôt.

– Eh bien! adieu, toi aussi, Alexis Ivanovitch. Je pars dans une heure. Tu dois être las de rester toujours avec moi. Prends donc ces cinquante louis.

– Merci, babouschka, mais…

– Allons! allons!

Sa voix était si sévère, si énergique que je n’osai refuser.

– Quand tu seras à Moscou, si tu cherches une place, viens chez moi. Et maintenant, fiche-moi le camp.

Je montai dans ma chambre et m’étendis sur mon lit. Je restai une demi-heure sur le dos, les mains croisées derrière la tête. La catastrophe avait éclaté. Il y avait de quoi réfléchir. Je résolus de parler dès le lendemain avec décision à Paulina.

«Ah! ce petit Français! me disais-je. C’est donc vrai? Mais quoi! Paulina et de Grillet! quelle antithèse!»

C’était incroyable. Je me levai, hors de moi, pour aller chercher M. Astley et, coûte que coûte, l’obliger à dire ce qu’il savait. Car il devait en savoir plus que moi. Et ce M. Astley, en voilà encore une énigme!

Tout à coup, j’entendis frapper à ma porte.

– Potapitch!

– Mon petit père Alexis Ivanovitch, on vous demande chez la babouschka.

– Eh! qu’y a-t-il? Elle part? Mais il y a encore vingt minutes à attendre.

– On est très inquiet, mon petit père, on ne tient pas en place. «Vite! vite!» C’est vous, mon petit père, qu’on demande. Au nom de Jésus-Christ, hâtez-vous.

Je descendis vivement. La babouschka était déjà dans le corridor; elle avait son portefeuille à la main.

– Alexis Ivanovitch, viens! Allons!…

– Où, babouschka?

– Je ne resterai pas vivante si je ne regagne pas mon argent. Ne m’interroge pas, marche. Le jeu ne cesse qu’à minuit, n’est-ce pas?

J’étais stupéfait. Je réfléchis un instant, et me décidai aussitôt.

– Comme vous voudrez, Antonida Vassilievna, mais je n’irai pas.

– Et pourquoi cela? Qu’est-ce qui te prend? Vous avez donc tous le diable au corps?

– Comme vous voudrez, mais je ne veux pas avoir de reproches à me faire. Je ne serai ni témoin ni complice. Épargnez-moi, Antonida Vassilievna. Voici vos cinquante louis, et adieu.

Je déposai le rouleau sur une petite table près de laquelle on avait déposé le fauteuil, je saluai et partis.

– Quelle bêtise! cria la babouschka. Eh bien! j’irai seule. Viens, Potapitch, en route!

Je ne pus trouver M. Astley. Je rentrai chez moi. Vers une heure du matin, j’appris de Potapitch que la babouschka avait perdu dix mille roubles: tout ce que je lui avais changé.

XIII

Voilà un mois que je n’ai pas touché à ces notes.

La catastrophe dont je pressentais alors l’approche a été plus prompte encore que je n’avais pensé. Tout cela a été passablement tragique, du moins pour moi. Je ne puis encore comprendre ce qui m’est arrivé. C’est comme un rêve; ma passion même a passé; elle était pourtant forte et réelle. Où est-elle maintenant?… Me voilà seul, tout seul. L’automne commence, les feuilles jaunissent. J’habite toujours la même petite ville, triste. (Oh! qu’elles sont tristes, ces villes allemandes!) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que je fasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, pris encore dans le récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centre naturel… D’ailleurs, peut-être arriverai-je à voir clair dans l’avenir, si je parviens à me rendre compte de ma vie durant tout ce mois passé. La démangeaison d’écrire me reprend. Et pourtant je prends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les volumes de Paul de Kock (dans la traduction allemande!) que je déteste, mais que je lis: pourquoi donc? Est-ce pour conserver le souvenir du cauchemar qui vient de finir, que je fuis toute occupation sérieuse? M’est-il donc si cher? Eh! certes! dans quarante ans j’y songerai encore…

Je reprends donc mes notes.

Finissons-en d’abord avec la babouschka.

Le lendemain, elle perdit, d’après le compte de Potapitch, quatre-vingt-dix mille roubles. Cela ne pouvait manquer d’arriver. Quand un pareil tempérament s’engage dans une telle voie, il n’en peut plus sortir; c’est un traîneau lancé sur une pente de glace: toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seule chose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assise dans son fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliqua que, plusieurs fois, elle réalisa des gains importants; exaltée alors par une nouvelle espérance, elle ne songeait plus à s’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un homme peut rester vingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes se brouillent devant ses yeux.