– Par Dieu! allez-vous-en murmurait une autre voix à gauche. – C’était une dame très modestement et très correctement vêtue, d’une trentaine d’années, un peu fatiguée et d’une pâleur maladive, mais conservant encore les traces d’une beauté merveilleuse.
À ce moment, je bourrais mes poches de billets de banque et je ramassais l’or. J’eus le temps de glisser les deux derniers rouleaux de cinquante louis dans la main de la dame pâle sans que personne s’en aperçût. Ses doigts maigres serrèrent fortement les miens en signe de reconnaissance. Tout cela ne dura qu’un instant.
Ayant ramassé le tout, je me dirigeai vivement vers le trente-et-quarante. Là, le public est plus aristocratique. Ce n’est pas une roulette. C’est un jeu de cartes. Les banques répondent pour cent mille thalers chaque soir; la plus grosse mise est aussi de quatre mille florins. J’ignorais le jeu, sauf ses combinaisons de rouge et de noir, auxquelles je m’attachai. Toute la foule qui m’avait suivi m’entourait. Je ne sais si j’eus une seule pensée pour Paulina. Je n’avais que l’instinct de saisir et d’empocher les billets de banque qui s’empilaient devant moi.
En effet, on eût dit qu’une force fatale me faisait agir. Cette fois, un fait, d’ailleurs assez fréquent, se produisit. Si la chance s’installe au rouge, il arrive qu’il passe dix ou quinze fois de suite. Trois jours auparavant le rouge était sorti vingt-deux fois sans interruption. Or il va sans dire qu’au bout de dix coups personne ne joue plus sur la même couleur; pourtant on ne ponte pas davantage sur l’autre couleur, car on se défie des caprices du hasard. Après seize rouge, le dix-septième coup doit être noir; les novices pontent double et triple sur le noir, et perdent.
Le rouge était donc sorti trois fois de suite. Je résolus de m’attacher à cette couleur. Il y avait de l’orgueil dans mon affaire; je voulais «étonner» par mon audace. On criait autour de moi que j’étais fou. Le rouge venait de sortir pour la quatorzième fois!
– Monsieur a déjà gagné cent mille florins, fit une voix derrière moi.
Je revins brusquement à moi. Comment! j’avais gagné en une seule soirée cent mille florins! Mais cela me suffisait!…
Je me précipitai sur les billets, je les mis en paquets dans mes poches et m’enfuis de la gare. On riait sur mon passage, on se montrait mes poches gonflées, on commentait ma démarche, que le poids de l’or rendait inégale; je portais plus d’un demi-pond [9]. Plusieurs mains étaient tendues vers moi; je fis des distributions de poignées d’or. Deux Juifs m’arrêtèrent à la sortie.
– Vous avez du courage! Allez-vous-en; quittez la ville dès demain, ou vous perdrez tout, me dirent-ils.
Je ne leur répondis pas. L’heure était avancée. J’avais encore une demi-verste jusqu’à l’hôtel. Je n’avais jamais eu peur des voleurs, même dans mon enfance, et je n’y pensais pas davantage cette fois. Je ne pensais qu’à mon triomphe; pourtant mes sensations étaient mêlées, presque pénibles: c’était un sentiment presque douloureux de victoire. Soudain, le visage de Paulina apparut à mon imagination. Je me souvins que j’allais la revoir, lui raconter, lui montrer… Mais je ne me rappelais plus ni ses récentes paroles, ni pourquoi j’étais allé à la gare, ni rien enfin de tout ce passé devenu pour moi si vieux en si peu de temps. Je ne devais plus m’en souvenir désormais, en effet, car voilà qu’une nouvelle vie commençait pour moi.
Presque au bout de l’allée, je fus pris subitement de terreur: «Et si on m’assassinait!… Si on me dévalisait!…» Ma terreur redoublait à chaque pas. Je courais presque.
Tout à coup, notre hôtel m’apparut, étincelant de toutes ses lumières.
– Grâces à Dieu! me voici arrivé!
Je gravis vivement mes trois étages et j’ouvris la porte. Paulina était toujours là, sur le divan, les mains croisées sur la poitrine. Elle me regarda avec étonnement, et, certes, je dus lui paraître étrange. Je mis devant elle et posai sur la table tout mon argent.
XV
Elle me regardait fixement, sans bouger.
– J’ai gagné deux cent mille francs, prononçai-je en jetant les derniers rouleaux sur la table.
Le tas de billets et les pièces couvraient la table. Je ne pouvais les quitter des yeux. J’en oubliais Paulina elle-même. J’essayais de les mettre en ordre, puis je mêlais tout, puis je me mettais à marcher à travers la chambre, rêveur, puis je recommençais à compter. Tout à coup, je me jetai vers la porte, que je fermai à double tour, et, allant me planter devant ma petite valise:
– Si j’enfermais tout ça là-dedans jusqu’à demain? Jusqu’à demain, répétai-je en me tournant vers Paulina.
Je m’étais souvenu d’elle en cet instant même. Paulina restait toujours immobile, me suivant des yeux. Étrange était l’expression de son visage, une expression désagréable. Il y avait de la haine dans son regard.
Je m’approchai d’elle.
– Paulina, lui dis-je, voici vingt-cinq mille florins, plus de cinquante mille francs. Jetez-les-lui demain à la figure.
Elle ne me répondit pas.
– Si vous voulez, je les lui porterai moi-même, demain, de bonne heure. Voulez-vous?
Elle se mit à rire, et elle rit longtemps. Je la regardais avec stupeur, avec douleur. C’était le rire qu’elle affectait à l’ordinaire quand je lui faisais mes déclarations les plus passionnées. Elle cessa enfin, devint morne et me regarda en dessous.
– Je ne veux pas de votre argent, dit-elle avec mépris.
– Pourquoi? Pourquoi donc, Paulina?
– Je ne veux rien pour rien.
– Je vous l’offre en ami, je vous offre aussi… ma vie.
Elle me jeta un long et perçant regard, comme si elle eût voulu lire au fond de mes pensées.
– Vous payez bien! reprit-elle en souriant. La maîtresse de De Grillet ne vaut pas cinquante mille francs.
– Paulina, pouvez-vous me parler ainsi? Suis-je donc un de Grillet?
– Je vous hais! Oui!… oui!… Je ne vous aime pas plus que de Grillet, s’écria-t-elle les yeux enflammés.
Elle cacha ensuite son visage dans ses mains et fut prise d’une crise de nerfs. Je me précipitai vers elle.
Je compris que, pendant mon absence, quelque chose d’anormal avait dû lui arriver. Elle était comme folle.
– Achète-moi, veux-tu? veux-tu? Pour cinquante mille francs comme de Grillet? criait-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.
Je la pris dans mes bras, je baisai ses mains, ses pieds; j’étais agenouillé devant elle.
La crise passa.
Revenue à elle, elle posa ses deux mains sur mes épaules, et m’examina avec attention. Elle m’écoutait; mais, visiblement, elle n’entendait pas ce que je lui disais. Son visage était devenu soucieux. Je craignais pour elle; il me semblait que son intelligence se troublait. Tantôt elle m’attirait doucement vers elle et me souriait avec confiance; tantôt elle me repoussait, et, de nouveau, m’examinait d’un air désespéré.
Tout à coup elle m’étreignit.
– Mais tu m’aimes? tu m’aimes? demandait-elle. Tu as donc voulu… te battre avec le baron pour moi?…
Elle s’interrompit et se mit à rire comme si une idée comique lui avait passé par la tête. Elle pleurait et riait à la fois. Que faire? Je me sentais venir la fièvre. Je ne comprenais plus ce qu’elle me disait. C’était une sorte de délire, comme si elle eût voulu me raconter tout en très peu de mots, un délire interrompu de folles gaietés qui m’épouvantaient,