– Non, non! Tu es ma joie, répétait-elle, tu m’es fidèle, toi.
Et elle posait de nouveau ses mains sur mes épaules, me regardant au fond des yeux, et répétait:
– Tu m’aimes! Tu m’aimes!… Tu m’aimeras?
Je ne la quittais pas des yeux. Je ne l’avais jamais vue dans un tel accès d’amour. C’était du délire, il est vrai, mais… Elle souriait malicieusement à mon regard passionné. Tout à coup, à brûle-pourpoint, elle se mit à parler de M. Astley; elle répétait sans cesse: «Qu’il attende! qu’il attende!» et me demandait si je savais qu’il était là sous la fenêtre.
– Oui, oui, sous la fenêtre. Ouvre. Regarde. Il y est?
Elle me poussait vers la fenêtre; mais aussitôt que je faisais un mouvement pour me lever, elle éclatait de rire et recommençait à m’étreindre.
– Nous partirons, nous partirons demain, dit-elle tout à coup.
Elle resta songeuse.
– Qu’en penses-tu? Atteindrons-nous la babouschka? Qu’en penses-tu? Je crois que nous la trouverons à Berlin. Que crois-tu qu’elle dise en nous voyant? Et M. Astley?… Ce n’est pas lui qui sauterait du haut du Schlagenberg! Qu’en penses-tu?
Elle se mit à rire.
– Écoute. Sais-tu où il ira l’été prochain? Au pôle Nord! pour des recherches scientifiques! et il me proposait de l’accompagner! Ha! ha! ha! ha! Il dit que nous autres Russes, nous ne savons rien par nous-mêmes, que nous ne sommes capables de rien et que nous devons tout aux Européens… Mais il est très bon. Il excuse le général. Il dit que Blanche… la passion… Enfin, je ne sais pas moi-même, le pauvre! Je le plains!… Écoute, comment tueras-tu de Grillet? As-tu pensé que je te laisserai te battre avec lui? Mais tu ne tueras personne, pas même le baron. Oh! que tu étais drôle avec le baron! Je vous regardais tous les deux; comme tu étais ridicule! C’est que tu ne voulais pas y aller, il a fallu pourtant! Ah! que j’ai ri alors!
Et, tout en riant encore, elle se mit de nouveau à m’embrasser, à me serrer dans ses bras, reprise d’une crise de tendresse. Je ne pensais plus à rien, je n’entendais plus rien; c’est alors que la tête me tourna…
…
Il devait être sept heures du matin quand je revins à moi. Le soleil éclairait la chambre. Paulina était assise près de moi et me regardait étrangement, se détournant parfois pour regarder la table et l’argent.
J’avais mal à la tête. Je voulus prendre la main de Paulina, mais elle me repoussa et se leva. Elle s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et resta appuyée à la croisée pendant trois minutes. Je me demandais: que va-t-il arriver? comment tout cela finira-t-il? Tout à coup, elle revint à la table et, me regardant avec une haine extraordinaire, me dit, les lèvres tremblantes de colère:
– Eh bien, rends-moi maintenant mes cinquante mille francs.
– Paulina, encore? encore?
– Tu as peut-être réfléchi? Ha! ha! ha! Tu les regrettes déjà?
Les vingt-cinq mille florins étaient encore en tas sur la table; je les pris et les lui remis.
– Ils sont bien à moi, n’est-ce pas? me demanda-t-elle avec une physionomie méchante.
– Mais ils étaient à toi dès que je les eus.
– Eh bien! les voilà, tes cinquante mille francs!
Elle leva la main, me jeta avec force les liasses de billets en plein visage et sortit en courant.
…
Je sais qu’elle était en ce moment comme folle, mais je ne puis comprendre cet accès de folie. Il est vrai que, maintenant encore, un mois après cette soirée, elle n’est pas guérie. Qu’est-ce qui l’avait mise en cet état? Était-ce le regret d’être venue à moi? Lui ai-je laissé voir trop de vanité de ce bonheur? A-t-elle cru que je voulais, comme de Grillet, me délivrer d’elle en lui donnant cinquante mille francs? Il n’en était rien, certes. Je pense que son amour-propre était pour beaucoup dans tout cela. C’est cet amour-propre qui la dissuada de me croire. Elle m’offensait sans se rendre exactement compte de son offense. Elle s’est vengée de De Grillet sur moi. Il est vrai que tout cela n’était que l’effet du délire, et que je n’aurais pas dû l’oublier. Peut-être ne me pardonnera-t-elle pas de l’avoir oublié, maintenant: mais alors, alors? Son délire ne lui enlevait donc pas la conscience de ses actes? Elle savait donc ce qu’elle faisait en venant chez moi avec la lettre de De Grillet?
Je ramassai tant bien que mal tous les billets et le tas d’or; je mis le tout dans mon lit, sous mon matelas, et, dix minutes après le départ de Paulina, je sortis. J’étais convaincu qu’elle était rentrée chez elle, et je voulais m’introduire furtivement chez eux et demander à la bonne comment allait la barichnia [10]. Quel ne fut pas mon étonnement quand j’appris de la bonne que Paulina n’était pas encore rentrée et que la bonne elle-même était sur le point de venir la chercher chez moi.
– À l’instant même, lui dis-je, à l’instant même elle vient de sortir de chez moi, ou plutôt il y a dix minutes! Où peut-elle être?
La bonne me regarda sévèrement.
Cependant, on ne parlait dans tout l’hôtel que de Paulina. On se chuchotait chez le majordome que la Fraulein [11] était sortie dès six heures du matin de l’hôtel et qu’elle avait couru nu-tête du côté de l’hôtel d’Angleterre. On savait donc qu’elle avait passé la nuit dans ma chambre? Du reste, les cancans sur la famille du général ne tarissaient pas. On savait le général presque fou; on se disait qu’il remplissait l’hôtel de ses larmes; on disait aussi que la babouschka, sa mère, était venue exprès de Russie pour l’empêcher d’épouser mademoiselle de Comminges, qu’elle l’avait déshérité parce qu’il n’avait pas voulu céder, et qu’elle avait perdu tout son argent exprès à la roulette.
– Diese Russen [12]! répétait le majordome avec indignation en hochant la tête.
D’autres riaient. Le majordome préparait sa note. On savait aussi mon gain de la veille. Karl, le domestique de mon étage, me félicita le premier. Mais tout cela m’était égal. Je me mis à courir vers l’hôtel d’Angleterre.
Il était trop tôt; M. Astley ne recevait personne. Quand on lui fit savoir qui le demandait, il sortit dans le corridor, vint silencieusement à ma rencontre et fixa sur moi son regard lourd, attendant ce que j’avais à lui dire. Je lui parlai aussitôt de Paulina.
– Elle est malade, répondit-il sans me regarder en face.
– Elle est donc réellement chez vous?
– Oui, oui, chez moi.
– Mais comment?… Vous avez l’intention de la garder chez vous?
– Oui, oui, j’y suis disposé.
– Monsieur Astley! mais c’est un scandale! Cela ne se peut pas. De plus, elle est très malade; vous avez dû vous en apercevoir.