– Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.
– Eh bien! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai été domestique. (Mademoiselle Paulina doit en être informée, car je vois qu’elle a une très bonne police.)
– Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont sans originalité.
– J’en conviens; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais? Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé!
– Voilà des paroles ignobles…; car, car… sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui communiquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.
– Vraiment! vraiment! m’écriai-je.
Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux; je ne pouvais les retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.
– Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez ici cependant! Oui, vous êtes perdu! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes! Mais vous resterez ici; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime: à mon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd; mais qu’importe le moyen? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pas comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu! Vous avez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez… Adieu… Prenez donc!
– Non, monsieur Astley; après tout ce que vous venez de me dire…
– Prenez! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière. Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.
– Je les prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous quitter.
– Oh! cela, avec plaisir.
Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.
Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina le sache, je puis être encore un homme. Il faut seulement… Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh! j’ai le pressentiment, – et il n’en peut être autrement… – J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu! Mais qui m’empêche de me sauver? De la raison, de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important…
Ah! oui! j’ai eu du caractère, cette fois!… J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…
Je sors de la gare et je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. J’ai donc de quoi dîner, pensai-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur «manque», et vraiment il y a quelque chose de particulier en ceci: un homme seul, loin de son pays natal, loin de ses amis, sans savoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin, le dernier des derniers! J’ai gagné, et, vingt minutes après, je sortais avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est un fait! Voilà mon dernier florin! Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage?…
Demain, demain, tout finira…
(1866)