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Le bonhomme me faisait pitié, tant il était exténué, maigre, salement vêtu… Son pantalon, une loque; sa casquette, un bouchon d’ordures… Et sa chemise ouverte laissait voir un coin de sa poitrine nue, gercée, gaufrée, culottée comme du vieux cuir… Il mangea avec avidité.

– Eh bien, père Pantois… s’écria Monsieur… en se frottant les mains… ça va mieux, hein?…

Le vieillard, la bouche pleine, remercia:

– Vous êtes ben honnête, monsieur Lanlaire… Parce que, voyez-vous, depuis ce matin, quatre heures, que je suis parti de chez nous… j’avais rien dans le corps… rien…

– Eh bien, mangez, mon père Pantois… régalez-vous, nom d’un chien!…

– Vous êtes ben honnête, monsieur Lanlaire… Faites excuse…

Le vieux se taillait d’énormes morceaux de pain, qu’il était longtemps à mâcher, car il n’avait plus de dents… Quand il fut un peu rassasié:

– Et les églantiers, père Pantois? interrogea Monsieur… Ils sont beaux, hein?

– Y en a de beaux… y en a de moins beaux… y en a quasiment de toutes les sortes, monsieur Lanlaire… Dame!… on ne peut guère choisir… et c’est dur à arracher, allez… Et puis, monsieur Porcellet ne veut plus qu’on les prenne dans son bois… Faut aller loin, maintenant, pour en trouver… ben loin… Si je vous disais que je viens de la forêt de Raillon, à plus de trois lieues d’ici?… Ma foi, oui, monsieur Lanlaire…

Pendant que le bonhomme parlait, Monsieur s’était attablé auprès de lui… Gai, presque farceur, il lui tapa sur les épaules, et il s’exclama:

– Cinq lieues!… sacré père Pantois, va!… Toujours fort… toujours jeune…

– Point tant qu’ça, monsieur Lanlaire… point tant qu’ça…

– Allons donc!… insista Monsieur… fort comme un vieux Turc… et de bonne humeur, sapristi!… On n’en fait plus comme vous, aujourd’hui, mon père Pantois… Vous êtes de la vieille roche, vous…

Le vieillard hocha la tête, sa tête décharnée, couleur de bois ancien, et il répéta:

– Point tant qu’ça… Les jambes faiblissent, monsieur Lanlaire… les bras mollissent… Et les reins donc… Ah, les sacrés reins!… Je n’ai quasiment plus de force… Et puis, la femme qu’est malade, qui ne quitte plus son lit… et qui coûte gros de médicaments!… On n’est guère heureux… on n’est guère heureux… Si, au moins, on vieillissait pas?… C’est ça, voyez-vous, monsieur Lanlaire… c’est ça qu’est le pire… de l’affaire…

Monsieur soupira, fit un geste vague, puis résumant philosophiquement la question:

– Hé oui!… Mais qu’est-ce que vous voulez, père Pantois?… C’est la vie… On ne peut pas être et avoir été… C’est comme ça…

– Ben sûr!… Faut se faire une raison…

– Voilà!…

– Au bout le bout, quoi!… C’est-il pas vrai, dites, monsieur Lanlaire?

– Ah! dame!

Et, après une pause, il ajouta d’une voix devenue mélancolique:

– Tout le monde a ses tristesses, allez, mon père Pantois…

– Ben oui…

Il y eut un silence. Marianne hachait des fines herbes… La nuit tombait sur le jardin… Les deux grands tournesols, qu’on apercevait dans la perspective de la porte ouverte, se décoloraient, se noyaient d’ombre… Et le père Pantois mangeait toujours… Son verre était resté vide… Monsieur le remplit… et, brusquement, abandonnant les hauteurs métaphysiques, il demanda:

– Et qu’est-ce qu’ils valent, les églantiers, cette année?

– Les églantiers, monsieur Lanlaire?… Eh bien, cette année, l’un dans l’autre, les églantiers valent vingt-deux francs le cent… C’est un peu cher, je le sais ben… Mais j’peux pas à moins… En vérité du bon Dieu!… Ainsi… tenez…

En homme généreux et qui méprise les questions d’argent, Monsieur interrompit le vieillard, qui se disposait à se lancer dans des explications justificatives.

– C’est bon, père Pantois… Entendu… Est-ce que je marchande jamais avec vous, moi?… Et même, ce n’est pas vingt-deux francs que je vous les paierai, vos églantiers… c’est vingt-cinq francs… Ah!…

– Ah! monsieur Lanlaire… vous êtes trop bon…

– Non, non… Je suis juste… je suis pour le peuple, moi, pour le travail… sacrebleu!

Et, tapant sur la table, il surenchérit…

– Et ce n’est pas vingt-cinq francs… c’est trente francs, nom d’un chien!… Trente francs, vous entendez, mon père Pantois?…

Le bonhomme leva vers Monsieur ses pauvres yeux étonnés et reconnaissants, et il bégaya:

– J’entends ben… C’est un plaisir que de travailler pour vous, monsieur Lanlaire… Vous savez ce que c’est que le travail, vous…

Monsieur arrêta ces effusions…

– Et j’irai vous payer ça… voyons… nous sommes mardi… j’irai vous payer ça… dimanche?… Ça vous va-t-il?… Et, par la même occasion, ma foi, je prendrai mon fusil… C’est entendu?…

Les lueurs de reconnaissance qui brillaient dans les yeux du père Pantois s’éteignirent… Il était gêné, troublé, ne mangeait plus…

– C’est que… fit-il timidement… enfin, si vous pouviez vous acquitter à’nuit?… Ça m’obligerait ben, monsieur Lanlaire… Vingt-deux francs, seulement… Faites excuse…

– Vous plaisantez, père Pantois!… répliqua Monsieur, avec une superbe assurance… Certainement, je vais vous payer ça, tout de suite… Ah, nom de Dieu!… Ce que j’en disais, moi… c’était pour aller faire un petit tour, par chez vous…

Il fouilla dans les poches de son pantalon, tâta celles de son veston et de son gilet, et simulant la surprise, il s’écria:

– Allons, bon!… Voilà encore que je n’ai pas de monnaie… Je n’ai que des sacrés billets de mille francs…

Dans un rire forcé et vraiment sinistre, il demanda:

– Je parie que vous n’avez pas de monnaie de mille francs, mon père Pantois?

Voyant Monsieur rire, le père Pantois crut qu’il était convenable à lui de rire aussi… et il répondit, gaillard:

– Ha!… ha!… ha!… J’en ai même jamais vu de ces sacrés billets-là!…

– Eh bien alors… à dimanche!… conclut Monsieur.

Monsieur s’était versé un verre de cidre et il trinquait avec le père Pantois, lorsque Madame, qu’on n’avait pas entendu venir, entra brusquement, en coup de vent, dans la cuisine… Ah! son œil en voyant ça… en voyant Monsieur attablé auprès du vieux pauvre, et trinquant avec lui!…

– Qu’est-ce que c’est?… fit-elle, les lèvres toutes blanches.

Monsieur balbutia, ânonna:

– C’est des églantiers… tu sais bien, mignonne… des églantiers… Le père Pantois m’apportait des églantiers… Tous les rosiers ont été gelés, cet hiver…

– Je n’ai pas commandé d’églantiers… Il n’y a pas besoin d’églantiers ici…