Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… Et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… ah! si piteusement!… Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…
– Tenez, Célestine… cachez cela dans votre tablier… On ne vous en donne jamais à la cuisine, n’est-ce pas?…
– Non, Monsieur…
– Eh bien… je vous en donnerai encore… quelquefois… parce que… parce que… je veux que vous soyez heureuse…
La sincérité et l’ardeur de son désir, sa gaucherie, ses gestes maladroits, ses paroles effarées, et aussi sa force de mâle, tout cela m’avait attendrie… J’adoucis un peu mon visage, voilai d’une sorte de sourire la dureté de mon regard, et moitié ironique, moitié câline, je lui dis:
– Oh! Monsieur!… Si Madame vous voyait?…
Il se troubla encore, mais comme nous étions séparés de la maison par un épais rideau de châtaigniers, il se remit vite, et crâneur maintenant que je devenais moins sévère, il clama, avec des gestes dégagés:
– Eh bien quoi… Madame?… Eh bien quoi?… Je me moque bien de Madame, moi!… Il ne faudrait pas qu’elle m’embête, après tout… J’en ai assez… j’en ai par-dessus la tête, de Madame…
Je prononçai gravement:
– Monsieur a tort… Monsieur n’est pas juste… Madame est une femme très aimable.
Il sursauta:
– Très aimable?… Elle?… Ah, grand Dieu!… Mais vous ne savez donc pas ce qu’elle a fait?… Elle a gâché ma vie… Je ne suis plus un homme… je ne suis plus rien… On se fout de moi, partout dans le pays… Et c’est à cause de ma femme… Ma femme?… c’est… c’est… une vache… oui, Célestine… une vache… une vache… une vache!…
Je lui fis de la morale… je lui parlai doucement, vantant hypocritement l’énergie, l’ordre, toutes les vertus domestiques de Madame… À chacune de mes phrases, il s’exaspérait davantage…
– Non, non!… Une vache… une vache!…
Pourtant, je parvins à le calmer un peu. Pauvre Monsieur!… Je jouais de lui avec une aisance merveilleuse… D’un simple regard, je le faisais passer de la colère à l’attendrissement. Alors il bégayait:
– Oh! vous êtes si douce, vous… vous êtes si gentille!… Vous devez être si bonne!… Tandis que cette vache…
– Allons, Monsieur… allons!…
Il reprenait:
– Vous êtes si douce!… Et cependant… quoi?… vous n’êtes qu’une femme de chambre…
Un moment, il se rapprocha de moi, et très bas:
– Si vous vouliez, Célestine?…
– Si je voulais… quoi?…
– Si vous vouliez… vous savez bien… enfin… vous savez bien?…
– Monsieur voudrait peut-être que je trompe Madame avec Monsieur? Que je fasse avec Monsieur des cochonneries?…
Il se méprit à l’expression de mon visage… et les yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées, les lèvres humides et baveuses, il répondit d’une voix sourde:
– Oui là!… Eh bien, oui, là!…
– Monsieur n’y pense pas?
– Je ne pense qu’à ça, Célestine…
Il était très rouge, congestionné:
– Ah! Monsieur va encore recommencer…
Il essaya de me saisir les mains, de m’attirer à lui…
– Eh bien, oui, là… bredouilla-t-il… je vais recommencer… Je… vais… recommencer… parce que… parce que… je suis fou de vous… de toi… Célestine… parce que je ne pense qu’à ça… que je ne dors plus… que je me sens… tout malade… Et ne craignez rien de moi… N’aie pas peur de moi… Je ne suis pas une brute, moi… je… je… ne vous ferai pas d’enfant… Diable non!… Ça… je le jure!… Je… je… nous… nous…
– Un mot de plus, Monsieur, et, cette fois, je dis tout à Madame… Et si quelqu’un vous voyait, en cet état, dans le jardin?
Il s’arrêta net… Navré, honteux, tout bête, il ne savait plus que faire de ses mains, de ses yeux, de toute sa personne… Et il regardait, sans les voir, le sol à ses pieds, le vieux poirier, le jardin… Vaincu enfin, il dénoua, au haut du tuteur, les brins de raphia, se pencha à nouveau sur les dahlias écroulés… et triste, infiniment, et suppliant, il gémit:
– Tout à l’heure, Célestine… je vous ai dit… je vous ai dit cela… comme je vous aurais dit autre chose… comme je vous aurais dit… n’importe quoi… Je suis une vieille bête… Il ne faut pas m’en vouloir… il ne faut pas surtout en parler à Madame… C’est vrai, pourtant, si quelqu’un nous avait vus, dans le jardin?…
Je me sauvai pour ne pas rire.
Oui, j’avais envie de rire… Et, cependant, une émotion chantait dans mon cœur… quelque chose – comment exprimer cela?… – de maternel… Bien sûr que Monsieur ne me plairait pas pour coucher avec… Mais, un de plus ou de moins, au fond qu’est-ce que cela ferait?… Je pourrais lui donner du bonheur au pauvre gros père qui en est si privé, et j’en aurais de la joie aussi, car, en amour, donner du bonheur aux autres, c’est peut-être meilleur que d’en recevoir, des autres… Même lorsque notre chair reste insensible à ses caresses, quelle sensation délicieuse et pure de voir un pauvre bougre dont les yeux se tournent, et qui se pâme dans nos bras?… Et puis, ce serait rigolo… à cause de Madame… Nous verrons, plus tard.
Monsieur n’est pas sorti de toute la journée… Il a relevé ses dahlias et, l’après-midi, il n’a pas quitté le bûcher où, pendant plus de quatre heures, il a cassé du bois, avec acharnement… De la lingerie, j’écoutais avec une sorte de fierté les coups de maillet, sur les coins de fer…
Hier, Monsieur et Madame ont passé toute l’après-midi à Louviers… Monsieur avait rendez-vous avec son avoué, Madame avec sa couturière… Sa couturière!…
J’ai profité de ce moment de répit pour rendre visite à Rose, que je n’avais pas revue depuis ce fameux dimanche… Je n’étais pas fâchée non plus de connaître le capitaine Mauger…
Un vrai type de loufoque, celui-là, et comme on en voit peu, je vous assure… Figurez-vous une tête de carpe, avec des moustaches et une longue barbiche grises… Très sec, très nerveux, très agité, il ne tient pas en place, travaille toujours, soit au jardin, soit dans une petite pièce où il fait de la menuiserie, en chantant des airs militaires, en imitant la trompette du régiment…
Le jardin est fort joli, un vieux jardin divisé en planches carrées, où sont cultivées les fleurs d’autrefois, de très vieilles fleurs qu’on ne rencontre plus que dans de très vieilles campagnes et chez de très vieux curés…
Quand je suis arrivée, Rose, confortablement assise à l’ombre d’un acacia, devant une table rustique sur laquelle était posée sa corbeille à ouvrage, reprisait des bas, et le capitaine accroupi sur une pelouse, le chef coiffé d’un ancien bonnet de police, bouchait les fuites d’un tuyau d’arrosage qui s’était crevé la veille…
On m’accueillit avec empressement… et Rose ordonna au petit domestique, qui sarclait une planche de reines-marguerites, d’aller chercher la bouteille de noyau et des verres.
Les premières politesses échangées:
– Eh bien, me demanda le capitaine… il n’est donc pas encore claqué, votre Lanlaire?… Ah! vous pouvez vous vanter de servir chez une fameuse crapule… Je vous plains bien, allez, ma chère demoiselle.