Il m’expliqua que jadis Monsieur et lui vivaient en bons voisins, en inséparables amis… Une discussion à propos de Rose les avait brouillés à mort… Monsieur reprochait au capitaine de ne pas tenir son rang avec sa servante, de l’admettre à sa table…
Interrompant son récit, le capitaine força en quelque sorte mon témoignage.
– À ma table!… Et si je veux l’admettre dans mon lit?… Voyons… est-ce que je n’en ai pas le droit?… Est-ce que cela le regarde?…
– Bien sûr que non, monsieur le capitaine…
Rose, d’une voix pudique, soupira:
– Un homme tout seul, n’est-ce pas?… c’est bien naturel.
Depuis cette discussion fameuse qui avait failli se terminer en coups de poing, les deux anciens amis passaient leur temps à se faire des procès et des niches… Ils se haïssaient sauvagement.
– Moi… déclara le capitaine… toutes les pierres de mon jardin, je les lance par-dessus la haie, dans celui de Lanlaire… Tant pis si elles tombent sur ses cloches et sur ses châssis… ou plutôt, tant mieux… Ah! le cochon!… Du reste, vous allez voir…
Ayant aperçu une pierre dans l’allée, il se précipita pour la ramasser, atteignit la haie avec des prudences, des rampements de trappeur, et il lança la pierre dans notre jardin de toutes ses forces. On entendit un bruit de verre cassé. Triomphant, il revint ensuite vers nous, et secoué, étouffé, tordu par le rire, il chantonna:
– Encore un carreau d’cassé… v’là le vitrier qui passe…
Rose le couvait d’un regard maternel. Elle me dit, avec admiration:
– Est-il drôle!… est-il enfant!… Comme il est jeune pour son âge!…
Après que nous eûmes siroté un petit verre de noyau, le capitaine Mauger voulut me faire les honneurs du jardin… Rose s’excusa de ne pouvoir nous accompagner, à cause de son asthme, et nous recommanda de ne pas nous attarder trop longtemps…
– D’ailleurs, fit-elle, en plaisantant… je vous surveille…
Le capitaine m’emmena à travers des allées, des carrés bordés de buis, des plates-bandes remplies de fleurs. Il me nommait les plus belles, remarquant chaque fois qu’il n’y en avait pas de pareilles, chez ce cochon de Lanlaire… Tout à coup, il cueillit une petite fleur orangée, bizarre et charmante, en fit tourner la tige doucement dans ses doigts, et il me demanda:
– En avez-vous mangé?…
Je fus tellement surprise par cette question saugrenue, que je restai bouche close. Le capitaine affirma:
– Moi, j’en ai mangé… C’est parfait de goût… J’ai mangé de toutes les fleurs qui sont ici… Il y en a de bonnes… il y en a de moins bonnes… il y en a qui ne valent pas grand’chose… D’abord, moi, je mange de tout…
Il cligna de l’œil, claqua de la langue, se tapa sur le ventre, et répéta d’une voix plus forte, où dominait l’accent d’un défi:
– Je mange de tout, moi!…
La façon dont le capitaine venait de proclamer cette étrange profession de foi me révéla que sa grande vanité, dans la vie, était de manger de tout… Je m’amusai à flatter sa manie…
– Et vous avez raison, monsieur le capitaine.
– Pour sûr… répondit-il, non sans orgueil… Et ce n’est pas seulement des plantes que je mange… c’est des bêtes aussi… des bêtes que personne n’a mangées… des bêtes qu’on ne connaît pas… Moi, je mange de tout…
Nous continuâmes notre promenade autour des planches fleuries, dans les allées étroites où se balançaient de jolies corolles, bleues, jaunes, rouges… Et, en regardant les fleurs, il me semblait que le capitaine avait au ventre de petits sursauts de joie… Sa langue passait sur ses lèvres gercées, avec un bruit menu et mouillé…
Il me dit encore:
– Et je vais vous avouer… Il n’y a pas d’insectes, pas d’oiseaux, pas de vers de terre que je n’aie mangés. J’ai mangé des putois et des couleuvres, des rats et des grillons, des chenilles… J’ai mangé de tout… On connaît ça dans le pays, allez!… Quand on trouve une bête, morte ou vivante, une bête que personne ne sait ce que c’est, on se dit: «Faut l’apporter au capitaine Mauger.»… On me l’apporte… et je la mange… L’hiver surtout, par les grands froids, il passe des oiseaux inconnus… qui viennent d’Amérique… de plus loin, peut-être… On me les apporte… et je les mange… Je parie qu’il n’y a pas, dans le monde, un homme qui ait mangé autant de choses que moi… Je mange de tout…
La promenade terminée, nous revînmes nous asseoir sous l’acacia. Et je me disposais à prendre congé, quand le capitaine s’écria:
– Ah!… il faut que je vous montre quelque chose de curieux et que vous n’avez, bien sûr, jamais vu…
Et il appela d’une voix retentissante:
– Kléber!… Kléber!…
Entre deux appels, il m’expliqua:
– Kléber… c’est mon furet… Un phénomène…
Et il appela encore:
– Kléber!… Kléber!…
Alors, sur une branche, au-dessus de nous, entre des feuilles vertes et dorées, apparurent un museau rose et deux petits yeux noirs, très vifs, joliment éveillés.
– Ah!… je savais bien qu’il n’était pas loin… Allons, viens ici, Kléber!… Psstt!…
L’animal rampa sur la branche, s’aventura sur le tronc, descendit avec prudence, en enfonçant ses griffes dans l’écorce. Son corps, tout en fourrure blanche, marqué de taches fauves, avait des mouvements souples, des ondulations gracieuses de serpent… Il toucha terre, et, en deux bonds, il fut sur les genoux du capitaine qui se mit à le caresser, tout joyeux.
– Ah!… le bon Kléber!… Ah!… le charmant petit Kléber!…
Il se tourna vers moi:
– Avez-vous jamais vu un furet aussi bien apprivoisé?… Il me suit dans le jardin, partout, comme un petit chien… Je n’ai qu’à l’appeler… et il est là, tout de suite, la queue frétillante, la tête levée… Il mange avec nous… couche avec nous… C’est une petite bête que j’aime, ma foi, autant qu’une personne… Tenez, mademoiselle Célestine, j’en ai refusé trois cents francs… Je ne le donnerais pas pour mille francs… pour deux mille francs… Ici, Kléber…
L’animal leva la tête vers son maître; puis, il grimpa sur lui, escalada ses épaules et, après mille caresses et mille gentillesses, se roula autour du cou du capitaine, comme un foulard… Rose ne disait rien… Elle semblait agacée.
Alors, une idée infernale me traversa le cerveau.
– Je parie, dis-je tout à coup…, je parie, monsieur le capitaine, que vous ne mangez pas votre furet?…
Le capitaine me regarda avec un étonnement profond, puis avec une tristesse infinie… Ses yeux devinrent tout ronds, ses lèvres tremblèrent.
– Kléber?… balbutia-t-il… manger Kléber?…
Évidemment, cette question ne s’était jamais posée devant lui, qui avait mangé de tout… C’était comme un monde nouveau, étrangement comestible, qui se révélait à lui…
– Je parie, répétai-je férocement, que vous ne mangez pas votre furet?…
Effaré, angoissé, mû par une mystérieuse et invincible secousse, le vieux capitaine s’était levé de son banc… Une agitation extraordinaire était en lui…