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– Répétez voir un peu!… bégaya-t-il.

Pour la troisième fois, violemment, en détachant chaque mot, je dis:

– Je parie que vous ne mangez pas votre furet?…

– Je ne mange pas mon furet?… Qu’est-ce que vous dites?… Vous dites que je ne le mange pas?… Oui, vous dites cela?… Eh bien, vous allez voir… Moi, je mange de tout…

Il empoigna le furet. Comme on rompt un pain, d’un coup sec il cassa les reins de la petite bête, et la jeta, morte sans une secousse, sans un spasme, sur le sable de l’allée, en criant à Rose:

– Tu m’en feras une gibelotte, ce soir!…

Et il courut, avec des gesticulations folles, s’enfermer dans sa maison…

Je connus là quelques minutes d’une véritable, indicible horreur. Toute étourdie encore par l’action abominable que je venais de commettre, je me levai pour partir. J’étais très pâle… Rose m’accompagna… Elle souriait:

– Je ne suis pas fâchée de ce qui vient d’arriver, me confia-t-elle… Il aimait trop son furet… Moi, je ne veux pas qu’il aime quelque chose… Je trouve déjà qu’il aime trop ses fleurs…

Elle ajouta, après un court silence:

– Par exemple, il ne vous pardonnera jamais ça… C’est un homme qu’il ne faut pas défier… Dame… un ancien militaire!…

Puis, quelques pas plus loin:

– Faites attention, ma petite… On commence à jaser sur vous dans le pays. Il paraît qu’on vous a vue, l’autre jour, dans le jardin, avec M. Lanlaire… C’est bien imprudent, croyez-moi… Il vous enguirlandera, si ce n’est déjà fait… Enfin, faites attention. Avec cet homme-là, rappelez-vous… Du premier coup… pan!… un enfant…

Et comme elle refermait sur moi la barrière:

– Allons… au revoir!… Il faut, maintenant, que j’aille faire ma gibelotte…

Toute la journée, j’ai revu le cadavre du pauvre petit furet, là-bas, sur le sable de l’allée…

Ce soir, au dîner, en servant le dessert, Madame m’a dit très sévèrement:

– Si vous aimez les pruneaux, vous n’avez qu’à m’en demander… je verrai si je dois vous en donner… mais je vous défends d’en prendre…

J’ai répondu:

– Je ne suis pas une voleuse, Madame, et je n’aime pas les pruneaux…

Madame a insisté:

– Je vous dis que vous avez pris des pruneaux…

J’ai répliqué:

– Si Madame me croit une voleuse, Madame n’a que me donner mon compte.

Madame m’a arraché des mains l’assiette de pruneaux.

– Monsieur en a mangé cinq ce matin… il y en avait trente-deux… il n’y en a plus que vingt-cinq… vous en avez donc dérobé deux… Que cela ne vous arrive plus!…

C’était vrai… J’en avais mangé deux… Elle les avait comptés!…

Non!… De ma vie!…

V

28 septembre.

Ma mère est morte. J’en ai reçu la nouvelle, ce matin, par une lettre du pays. Quoique je n’aie jamais eu d’elle que des coups, cela m’a fait de la peine, et j’ai pleuré, pleuré, pleuré… En me voyant pleurer, Madame m’a dit:

– Qu’est-ce encore que ces manières-là?…

J’ai répondu:

– Ma mère, ma pauvre mère est morte!…

Alors, Madame, de sa voix ordinaire:

– C’est un malheur… et je n’y peux rien… En tout cas, il ne faut pas que l’ouvrage en souffre…

Ç’a été tout… Ah! vrai!… La bonté n’étouffe pas Madame…

Ce qui m’a rendue le plus malheureuse, c’est que j’ai vu une coïncidence entre la mort de ma mère… et le meurtre du petit furet. J’ai pensé que c’était là une punition du ciel, et que ma mère ne serait peut-être pas morte si je n’avais pas obligé le capitaine à tuer le pauvre Kléber… J’ai eu beau me répéter que ma mère était morte avant le furet… Rien n’y a fait… et cette idée m’a poursuivie, toute la journée, comme un remords…

J’aurais bien voulu partir… Mais Audierne, c’est si loin… au bout du monde, quoi!… Et je n’ai pas d’argent… Quand je toucherai les gages de mon premier mois, il faudra que je paie le bureau; je ne pourrai même pas rembourser les quelques petites dettes contractées durant les jours où j’ai été sur le pavé…

Et puis, à quoi bon partir?… Mon frère est au service sur un bateau de l’État, en Chine, je crois, car voilà bien longtemps qu’on n’a reçu de ses nouvelles… Et ma sœur Louise?… Où est-elle maintenant?… Je ne sais pas… Depuis qu’elle nous quitta, pour suivre Jean le Duff à Concarneau, on n’a plus entendu parler d’elle… Elle a dû rouler, par ci, par là, le diable sait où!… Elle est peut-être en maison; elle est peut-être morte, elle aussi. Et peut-être aussi que mon frère est mort…

Oui, pourquoi irais-je là-bas?… À quoi cela m’avancerait-il?… Je n’y ai plus personne, et ma mère n’a rien laissé, pour sûr… Les frusques et les quelques meubles qu’elle possédait ne paieront pas certainement l’eau-de-vie qu’elle doit…

C’est drôle, tout de même… Tant qu’elle vivait, je ne pensais presque jamais à elle… je n’éprouvais pas le désir de la revoir… Je ne lui écrivais qu’à mes changements de place, et seulement pour lui donner mon adresse… Elle m’a tant battue… j’ai été si malheureuse avec elle, qui était toujours ivre!… Et d’apprendre, tout d’un coup, qu’elle est morte, voilà que j’ai l’âme en deuil, et que je me sens plus seule que jamais…

Et je me rappelle mon enfance avec une netteté singulière… Je revois tout des êtres et des choses parmi lesquels j’ai commencé le dur apprentissage de la vie… Il y a vraiment trop de malheur d’un côté, trop de bonheur de l’autre… Le monde n’est pas juste.

Une nuit, je me souviens – j’étais bien petite, pourtant – je me souviens que nous fûmes réveillés en sursaut par la corne du bateau de sauvetage. Oh! ces appels dans la tourmente et dans la nuit, qu’ils sont lugubres!… Depuis la veille, le vent soufflait en tempête; la barre du port était toute blanche et furieuse; quelques chaloupes seulement avaient pu rentrer… Les autres, les pauvres autres se trouvaient sûrement en péril…

Sachant que le père pêchait dans les parages de l’île de Sein, ma mère ne s’inquiétait pas trop… Elle espérait qu’il avait relâché au port de l’île, comme cela était arrivé, tant de fois… Cependant, en entendant la corne du bateau de sauvetage, elle se leva toute tremblante et très pâle… m’enveloppa à la hâte d’un gros châle de laine et se dirigea vers le môle… Ma sœur Louise, qui était déjà grande, et mon frère plus petit la suivaient, criant:

– Ah! sainte Vierge!… Ah! nostre Jésus!…

Et elle aussi criait:

– Ah! sainte Vierge!… Ah! nostre Jésus!…

Les ruelles étaient pleines de monde: des femmes, des vieux, des gamins. Sur le quai, où l’on entendait gémir les bateaux, se hâtaient une foule d’ombres effarées. Mais, on ne pouvait tenir sur le môle à cause du vent trop fort, surtout à cause des lames qui, s’abattant sur la chaussée de pierre, la balayaient de bout en bout, avec des fracas de canonnade… Ma mère prit la sente… «Ah! sainte Vierge!… Ah! nostre Jésus!»… prit la sente qui contourne l’estuaire jusqu’au phare… Tout était noir sur la terre, et sur la mer, noire aussi, de temps en temps, au loin, dans le rayonnement de la lumière du phare, d’énormes brisants, des soulèvements de vagues blanchissaient… Malgré les secousses… «Ah! sainte Vierge!… ah! nostre Jésus!»… malgré les secousses et en quelque sorte bercée par elles, malgré le vent et en quelque sorte étourdie par lui, je m’endormis dans les bras de ma mère… Je me réveillai dans une salle basse, et je vis, entre des dos sombres, entre des visages mornes, entre des bras agités, je vis, sur un lit de camp, éclairé par deux chandelles, un grand cadavre… «Ah! sainte Vierge!… Ah! nostre Jésus!»… un cadavre effrayant, long et nu, tout rigide, la face broyée, les membres rayés de balafres saignantes, meurtris de taches bleues… C’était mon père…