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– Non, non… je veux coucher avec toi… tu es belle… je t’aime bien… Je veux t’embrasser.

Se retenant d’une main au manteau, de l’autre main elle cherchait à caresser les seins de Madame, et sa bouche, sa vieille bouche s’avançait en baisers humides et bruyants…

– Cochonne, cochonne… tu es une petite cochonne… Je veux t’embrasser… Pou!… pou!… pou!…

Je pus enfin dégager Madame des étreintes de Miss, que j’entraînai hors de la chambre… Et ce fut sur moi que se tourna sa tendresse passionnée. Bien que chancelant sur ses jambes, elle voulait m’enlacer la taille, et sa main s’égarait sur moi plus hardiment que sur Madame, et à des endroits de mon corps plus précis… Il n’y avait pas d’erreur.

– Finissez donc, vieille sale!…

– Non! non… toi aussi… tu es belle… je t’aime bien… viens avec moi… Pou!… pou!… pou!…

Je ne sais comment je me serais débarrassée d’elle si, dès qu’elle fut entrée dans sa chambre, les hoquets n’eussent noyé, dans un flot ignoble et fétide, ses ardeurs obstinées.

Ces scènes-là amusaient beaucoup Madame. Madame n’avait de réelle joie qu’au spectacle du vice, même le plus dégoûtant…

Un autre jour, je surpris Madame en train de raconter à une amie, dans son cabinet de toilette, les impressions d’une visite qu’elle avait faite, la veille, avec son mari, dans une maison spéciale où elle avait vu deux petits bossus faire l’amour…

– Il faut voir ça, ma chère… Rien n’est plus passionnant…

Ah! ceux qui ne perçoivent, des êtres humains, que l’apparence et que, seules, les formes extérieures éblouissent, ne peuvent pas se douter de ce que le beau monde, de ce que «la haute société» est sale et pourrie… On peut dire d’elle, sans la calomnier, qu’elle ne vit que pour la basse rigolade et pour l’ordure… J’ai traversé bien des milieux bourgeois et nobles, et il ne m’a été donné que très rarement de voir que l’amour s’y accompagnât d’un sentiment élevé, d’une tendresse profonde, d’un idéal de souffrance, de sacrifice ou de pitié, qui en font une chose grande et sainte.

Encore un mot sur Madame… Hormis les jours de réception et des dîners de gala, Madame et Coco recevaient très intimement un jeune ménage très chic, avec qui ils couraient les théâtres, les petits concerts, les cabinets de restaurant, et même, dit-on, de plus mauvais lieux: l’homme très joli, efféminé, le visage presque imberbe; la femme, une belle rousse, avec des yeux étrangement ardents, et une bouche comme je n’en ai jamais vu de plus sensuelle. On ne savait pas exactement ce que c’était que ces deux êtres-là… Quand ils dînaient, tous les quatre, il paraît que leur conversation prenait une allure si effrayante, si abominable que, bien des fois, le maître d’hôtel, qui n’était pas bégueule pourtant, eut l’envie de leur jeter les plats à la figure… Il ne doutait point du reste qu’il y eût, entre eux, des relations antinaturelles, et qu’ils fissent des fêtes pareilles à celles reproduites dans les petits livres jaunes de Madame. La chose est, sinon fréquente, du moins connue. Et les gens qui ne pratiquent point ce vice par passion, s’y adonnent par snobisme… C’est ultra-chic…

Qui donc aurait pu penser de telles horreurs de Madame, qui recevait des archevêques et des nonces du pape, et dont le Gaulois, chaque semaine, célébrait les vertus, l’élégance, la charité, les dîners smart et la fidélité aux pures traditions catholiques de la France?…

Tout de même, ils avaient beau avoir du vice, avoir tous les vices dans cette maison-là, on y était libre, heureuse, et Madame ne s’occupait jamais de la conduite du personnel…

Ce soir, nous sommes restés plus longtemps que de coutume à la cuisine. J’ai aidé Marianne à faire ses comptes… Elle ne parvenait pas à s’en tirer… J’ai constaté que, ainsi que toutes les personnes de confiance, elle grappille de-ci, vole de-là, autant qu’elle peut… Elle a même des roueries qui m’étonnent… mais il faut les mettre au point… Il lui arrive de ne pas se retrouver dans ses chiffres, ce qui la gêne beaucoup avec Madame, qui s’y retrouve, elle, et tout de suite… Joseph s’humanise un peu, avec moi. Maintenant, il daigne me parler, de temps à autre… Ainsi, ce soir il n’est pas allé comme d’ordinaire chez le sacristain, son intime ami… Et, pendant que Marianne et moi, nous travaillions, il a lu la Libre Parole… C’est son journal… Il n’admet pas qu’on puisse en lire un autre… J’ai remarqué que, tout en lisant, plusieurs fois, il m’a observée avec des expressions nouvelles dans les yeux…

La lecture terminée, Joseph a bien voulu m’exposer ses opinions politiques… Il est las de la République qui le ruine et qui le déshonore… Il veut un sabre…

– Tant que nous n’aurons pas un sabre – et bien rouge – il n’y a rien de fait… dit-il.

Il est pour la religion… parce que… enfin… voilà… il est pour la religion…

– Tant que la religion n’aura pas été restaurée en France comme autrefois… tant qu’on n’obligera pas tout le monde, à aller à la messe et à confesse… il n’y a rien de fait, nom de Dieu!…

Il a accroché dans sa sellerie, les portraits du pape et de Drumont; dans sa chambre, celui de Déroulède; dans la petite pièce aux graines, ceux de Guérin et du général Mercier… de rudes lapins… des patriotes… des Français, quoi!… Précieusement, il collectionne toutes les chansons antijuives, tous les portraits en couleur des généraux, toutes les caricatures de «bouts coupés». Car Joseph est violemment antisémite… Il fait partie de toutes les associations religieuses, militaristes et patriotiques du département. Il est membre de la Jeunesse antisémite de Rouen, membre de la vieillesse antijuive de Louviers, membre encore d’une infinité de groupes et de sous-groupes, comme Le Gourdin national, le Tocsin normand, les Bayados du Vexin… etc… Quand il parle des juifs, ses yeux ont des lueurs sinistres, ses gestes, des férocités sanguinaires… Et il ne va jamais en ville sans une matraque:

– Tant qu’il restera un juif en France… il n’y a rien de fait…

Et il ajoute:

– Ah, si j’étais à Paris, bon Dieu!… J’en tuerais… j’en brûlerais… j’en étriperais de ces maudits youpins!… Il n’y a pas de danger, les traîtres, qu’ils soient venus s’établir au Mesnil-Roy… Ils savent bien ce qu’ils font, allez, les vendus!…

Il englobe, dans une même haine, protestants, francs-maçons, libres-penseurs, tous les brigands qui ne mettent jamais le pied à l’église, et qui ne sont, d’ailleurs, que des juifs déguisés… Mais il n’est pas clérical, il est pour la religion, voilà tout…

Quant à l’ignoble Dreyfus, il ne faudrait pas qu’il s’avisât de rentrer de l’île du Diable, en France… Ah! non… Et pour ce qui est de l’immonde Zola, Joseph l’engage fort à ne point venir à Louviers, comme le bruit en court, pour y donner une conférence… Son affaire serait claire, et c’est Joseph qui s’en charge… Ce misérable traître de Zola qui, pour six cent mille francs, a livré toute l’armée française et aussi toute l’armée russe, aux Allemands et aux Anglais!… Et ça n’est pas une blague… un potin… une parole en l’air: non, Joseph en est sûr… Joseph le tient du sacristain, qui le tient du curé, qui le tient de l’évêque, qui le tient du pape… qui le tient de Drumont… Ah! les juifs peuvent visiter le Prieuré… Ils trouveront, écrits par Joseph, à la cave, au grenier, à l’écurie, à la remise, sous la doublure des harnais, jusque sur les manches des balais, partout, ces mots: «Vive l’armée!… Mort aux juifs!»