Выбрать главу

Marianne approuve, de temps en temps, par des mouvements de tête, des gestes silencieux, ces discours violents… Elle aussi, sans doute, la République la ruine et la déshonore… Elle aussi est pour le sabre, pour les curés et contre les juifs… dont elle ne sait rien d’ailleurs, sinon qu’il leur manque quelque chose, quelque part.

Et moi aussi, bien sûr, je suis pour l’armée, pour la patrie, pour la religion et contre les juifs… Qui donc, parmi nous, les gens de maison, du plus petit au plus grand, ne professe pas ces chouettes doctrines?… On peut dire tout ce qu’on voudra des domestiques… ils ont bien des défauts, c’est possible… mais ce qu’on ne peut pas leur refuser, c’est d’être patriotes… Ainsi, moi, la politique, ce n’est pas mon genre et elle m’assomme… Eh bien, huit jours avant de partir pour ici, j’ai carrément refusé de servir, comme femme de chambre, chez Labori… Et toutes les camarades qui, ce jour-là, étaient au bureau, ont refusé aussi:

– Chez ce salaud-là?… Ah! non alors! Ça, jamais!…

Pourtant, lorsque je m’interroge sérieusement, je ne sais pas pourquoi je suis contre les juifs, car j’ai servi chez eux, autrefois, du temps où on pouvait le faire encore avec dignité… Au fond, je trouve que les juives et les catholiques, c’est tout un… Elles sont aussi vicieuses, ont d’aussi sales caractères, d’aussi vilaines âmes les unes que les autres… Tout cela, voyez-vous, c’est le même monde, et la différence de religion n’y est pour rien… Peut-être, les juives font-elles plus de piaffe, plus d’esbrouffe… peut-être font-elles valoir davantage, l’argent qu’elles dépensent?… Malgré ce qu’on raconte de leur esprit d’administration et de leur avarice, je prétends qu’il n’est pas mauvais d’être dans ces maisons-là, où il y a encore plus de coulage que dans les maisons catholiques.

Mais Joseph ne veut rien entendre… Il m’a reproché d’être une patriote à la manque, une mauvaise Française, et, sur des prophéties de massacres, sur une sanglante évocation de crânes fracassés et de tripes à l’air, il est parti se coucher.

Aussitôt, Marianne a retiré du buffet la bouteille d’eau-de-vie. Nous avions besoin de nous remettre, et nous avons parlé d’autre chose… Marianne, de jour en jour plus confiante, m’a raconté son enfance, sa jeunesse difficile, et, comme quoi, étant petite bonne chez une marchande de tabac, à Caen, elle fut débauchée par un interne… un garçon tout fluet, tout mince, tout blond, et qui avait des yeux bleus et une barbe en pointe, courte et soyeuse… ah! si soyeuse!… Elle devint enceinte, et la marchande de tabac qui couchait avec un tas de gens, avec tous les sous-officiers de la garnison, la chassa de chez elle… Si jeune, sur le pavé d’une grande ville, avec un gosse dans le ventre!… Ah! elle en connut de la misère, son ami n’ayant pas d’argent… Et elle serait morte de faim, bien sûr, si l’interne ne lui avait enfin trouvé, à l’école de médecine, une drôle de place…

– Mon Dieu, oui… dit-elle… au Boratoire, je tuais les lapins… et j’achevais les petits cochons d’Inde… C’était bien gentil…

Et ce souvenir amène sur les grosses lippes de Marianne un sourire qui m’a paru étrangement mélancolique…

Après un silence, je lui demande:

– Et le gosse?… qu’est-ce qu’il est devenu?

Marianne fait un geste vague et lointain, un geste qui semble écarter les lourds voiles de ces limbes où dort son enfant… Elle répond d’une voix qu’éraille l’alcooclass="underline"

– Ah! bien… vous pensez… Qu’est-ce que j’en aurais fait, mon Dieu?…

– Comme les petits cochons d’Inde, alors?…

– C’est ça…

Et, elle s’est reversé à boire…

Nous sommes montées, dans nos chambres, un peu grises…

VII

6 octobre.

Décidément, voici l’automne. Des gelées, qu’on n’attendait pas si tôt, ont roussi les dernières fleurs du jardin. Les dahlias, les pauvres dahlias, témoins de la timidité amoureuse de Monsieur sont brûlés; brûlés aussi les grands tournesols qui montaient la faction à la porte de la cuisine. Il ne reste plus rien dans les plates-bandes désolées, plus rien que quelques maigres géraniums, ici et là, et cinq ou six touffes d’asters qui avant de mourir, elles aussi, penchent sur le sol leurs bouquets d’un bleu triste de pourriture. Dans les parterres du capitaine Mauger, que j’ai vus, tantôt, par-dessus la haie, c’est un véritable désastre, et tout y est couleur de tabac.

Les arbres, à travers la campagne, commencent de jaunir et de se dépouiller, et le ciel est funèbre. Durant quatre jours, nous avons vécu dans un brouillard épais, un brouillard brun qui sentait la suie et qui ne se dissipait même pas l’après-midi… Maintenant, il pleut, une pluie glacée, fouettante, qu’active, en rafales, une mauvaise bise de nord-ouest…

Ah! je ne suis pas à la noce… Dans ma chambre, il fait un froid de loup. Le vent y souffle, l’eau y pénètre par les fentes du toit, principalement autour des deux châssis qui distribuent une lumière avare, dans ce sombre galetas… Et le bruit des ardoises soulevées, des secousses qui ébranlent la toiture, des charpentes qui craquent, des charnières qui grincent, y est assourdissant… Malgré l’urgence des réparations, j’ai eu toutes les peines du monde à obtenir de Madame qu’elle fît venir le plombier, demain matin… Et je n’ose pas encore réclamer un poêle, bien que je sente, moi qui suis très frileuse, que je ne pourrai continuer d’habiter cette mortelle chambre l’hiver… Ce soir, pour arrêter le vent et la pluie, j’ai dû calfeutrer les châssis avec de vieux jupons… Et cette girouette, au-dessus de ma tête, qui ne cesse de tourner sur son pivot rouillé et qui, par instants, glapit dans la nuit si aigrement, qu’on dirait la voix de Madame, après une scène, dans les corridors…

Les premières révoltes calmées, la vie s’établit monotone, engourdissante et je finis par m’y habituer peu à peu, sans trop en souffrir moralement. Jamais il ne vient personne ici; on dirait d’une maison maudite. Et, en dehors des menus incidents domestiques que j’ai contés, jamais il ne se passe rien… Tous les jours sont pareils, et toutes les besognes, et tous les visages… C’est l’ennui dans la mort… Mais, je commence à être tellement abrutie, que je m’accommode de cet ennui, comme si c’était une chose naturelle. Même, d’être privée d’amour, cela ne me gêne pas trop, et je supporte sans trop de douloureux combats cette chasteté à laquelle je suis condamnée, à laquelle, plus tôt, je me suis condamnée, car j’ai renoncé à Monsieur, j’ai plaqué Monsieur définitivement. Monsieur m’embête, et je lui en veux de m’avoir, par lâcheté, débinée si grossièrement devant Madame… Ce n’est point qu’il se résigne ou qu’il me lâche. Au contraire… il s’obstine à tourner autour de moi, avec des yeux de plus en plus ronds, une bouche de plus en plus baveuse. Suivant une expression que j’ai lue dans je ne sais plus quel livre, c’est toujours vers mon auge qu’il mène s’abreuver les cochons de son désir…

Maintenant que les jours raccourcissent, Monsieur se tient, avant le dîner, dans son bureau, où il fait le diable sait quoi, par exemple… où il occupe son temps à remuer sans raison de vieux papiers, à pointer des catalogues de graines et des réclames de pharmacie, à feuilleter, d’un air distrait, de vieux livres de chasse… Il faut le voir, quand j’entre, à la nuit, pour fermer ses persiennes ou surveiller son feu. Alors, il se lève, tousse, éternue, s’ébroue, se cogne aux meubles, renverse des objets, tâche d’attirer, d’une façon stupide, mon attention… C’est à se tordre… Je fais semblant de ne rien entendre, de ne rien comprendre à ses singeries puériles, et je m’en vais, silencieuse, hautaine, sans plus le regarder que s’il n’était pas là…