– Ah! si vous vouliez, ma petite! s’écria-t-elle… Je n’ai pas besoin de vous regarder à deux fois pour voir combien vous êtes belle, de partout!… Et c’est un vrai crime de laisser en friche et de gaspiller avec des gens de maison une telle beauté!… Belle… et je suis sûre… polissonne comme vous êtes, votre fortune serait vite faite, allez! Ah! vous en auriez un sac, au bout de peu de temps!… C’est que, voyez-vous, j’ai une clientèle admirable… de vieux messieurs… très influents et très… très généreux… Le travail est quelquefois un peu dur… ça, je ne dis pas… Mais on gagne tant, tant d’argent!… Tout ce qu’il y a de mieux à Paris défile chez moi… des généraux illustres, des magistrats puissants… des ambassadeurs étrangers.
Elle se rapprocha de moi, baissant la voix…
– Et si je vous disais que le Président de la République lui-même… Mais oui, ma petite!… Ça vous donne une idée de ce qu’est ma maison… Il n’y en a pas une pareille dans le monde… La Rabineau, ça n’est rien à côté de ma maison… Et tenez, hier, à cinq heures, le Président était si content qu’il m’a promis les palmes académiques… pour mon fils, qui est chef du contentieux dans une maison d’éducation religieuse, à Auteuil. Ainsi…
Elle me regarda longtemps, me fouillant l’âme et la chair, et elle répéta:
– Ah! si vous vouliez!… Quel succès!…
Puis, sur un ton confidentieclass="underline"
– Il vient aussi chez moi, souvent, mystérieusement, des dames du plus grand monde… quelquefois seules, quelquefois avec leurs maris ou leurs amants. Ah! dame, vous comprenez, chez moi, il faut se mettre un peu à tout…
J’objectai un tas de choses, l’insuffisance de mon instruction amoureuse, le manque de lingerie de luxe, de toilettes… de bijoux… La vieille me rassura:
– Si ce n’est que ça!… dit-elle, il ne faut pas vous tourmenter… parce que, chez moi, la toilette, vous comprenez, c’est surtout la beauté naturelle… une bonne paire de bas, sans plus!…
– Oui… oui… je sais bien… mais encore…
– Je vous assure qu’il ne faut pas vous tourmenter… insista-t-elle avec bienveillance… Ainsi, j’ai des clients très chic, principalement les ambassadeurs… qui ont des manies… Dame! à leur âge et avec leur argent, n’est-ce pas?… Ce qu’ils préfèrent, ce qu’ils me demandent le plus, c’est des femmes de chambre, des soubrettes… une robe noire très collante… un tablier blanc… un petit bonnet de linge fin… Par exemple, des dessous riches… ça oui… Mais écoutez bien… Signez-moi un engagement de trois mois… et je vous donne un trousseau d’amour, tout ce qu’il y a de mieux, et comme les soubrettes du Théâtre-Français n’en ont jamais eu… ça, je vous en réponds…
Je demandai à réfléchir…
– Eh bien, c’est ça!… réfléchissez… conseilla cette marchande de viande humaine. Je vais toujours vous laisser mon adresse… Quand le cœur vous dira… eh bien, vous n’aurez qu’à venir… Ah! je suis bien tranquille!… Et, dès demain, je vais vous annoncer au Président de la République…
Nous avions fini de boire. La vieille régla les deux verres, tira d’un petit portefeuille noir une carte qu’elle me remit, en cachette, dans la main. Lorsqu’elle fut partie, je regardai la carte et je lus:
MADAME REBECCA RANVET
Modes.
J’assistai chez Mme Paulhat-Durand à des scènes extraordinaires. Ne pouvant malheureusement les conter toutes, j’en choisis une qui peut passer pour un exemple de ce qui arrive, tous les jours, dans cette maison.
J’ai dit que le haut de la cloison, séparant l’antichambre du bureau, s’éclaire en toute sa longueur d’un vitrage garni de transparents rideaux. Au milieu du vitrage s’intercale un vasistas, ordinairement fermé. Une fois je remarquai que, par suite d’une négligence, que je résolus de mettre à profit, il était entr’ouvert… J’escaladai la banquette et, me haussant sur un escabeau de renfort, je parvins à toucher du menton le cadre du vasistas que je poussai tout doucement… Mon regard plongea dans la pièce, et voici ce que je vis.
Une dame était assise dans un fauteuil; une femme de chambre était debout, devant elle; dans un coin, Mme Paulhat-Durand rangeait des fiches, entre les compartiments d’un tiroir… La dame venait de Fontainebleau pour chercher une bonne… Elle pouvait avoir cinquante ans. Apparence de bourgeoise riche et rêche. Toilette sérieuse, austérité provinciale… Malingre et souffreteuse, le teint plombé par les nourritures de hasard et les jeûnes, la bonne avait pourtant une physionomie sympathique qui eût pu être jolie, avec du bonheur. Elle était très propre et svelte dans une jupe noire. Un jersey noir moulait sa taille maigre; un bonnet de linge la coiffait gentiment, en arrière, découvrant le front où des cheveux blonds frisottaient.
Après un examen détaillé, appuyé, froissant, agressif, la dame se décida enfin à parler.
– Alors, dit-elle, vous vous présentez comme… quoi?… comme femme de chambre?
– Oui, Madame.
– Vous n’en avez pas l’air… Comment vous appelez-vous?
– Jeanne Le Godec…
– Qu’est-ce que vous dites?…
– Jeanne Le Godec, Madame…
La dame haussa les épaules.
– Jeanne… fit-elle… Ça n’est pas un nom de domestique… c’est un nom de jeune fille. Si vous entrez à mon service, vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de garder ce nom de Jeanne?…
– Comme Madame voudra.
Jeanne avait baissé la tête… Elle appuya davantage ses deux mains sur le manche de son parapluie.
– Levez la tête… ordonna la dame… tenez-vous droite… Vous voyez bien que vous allez percer le tapis avec la pointe de votre parapluie… D’où êtes-vous?
– De Saint-Brieuc…
– De Saint-Brieuc!…
Et elle eut une moue de dédain, qui devint bien vite une affreuse grimace… Les coins de sa bouche, l’angle de ses yeux se plissèrent comme si elle eût avalé un verre de vinaigre.
– De Saint-Brieuc!… répéta-t-elle… Alors vous êtes bretonne?… Oh! je n’aime pas les bretonnes… Elles sont entêtées et malpropres…
– Moi, je suis très propre, Madame, protesta la pauvre Jeanne.
– C’est vous qui le dites… Enfin, nous n’en sommes pas là… Quel âge avez-vous?
– Vingt-six ans.
– Vingt-six ans?… Sans compter les mois de nourrice, sans doute?… Vous paraissez bien plus vieille… Ce n’est pas la peine de me tromper…
– Je ne trompe pas Madame… J’assure bien à Madame que je n’ai que vingt-six ans… Si je parais plus vieille, c’est que j’ai été longtemps malade…
– Ah! vous avez été malade?… répliqua la bourgeoise avec une dureté railleuse… ah! vous avez été longtemps malade?… Je vous préviens, ma fille, que sans être pénible la maison est assez importante, et qu’il me faut une femme de très forte santé…
Jeanne voulut réparer ses imprudentes paroles. Elle déclara:
– Oh! mais, je suis guérie… tout à fait guérie…
– C’est votre affaire… D’ailleurs, nous n’en sommes pas là… Vous êtes fille… mariée?… Quoi?… Qu’est-ce que vous êtes?
– Je suis veuve, Madame.
– Ah!… Vous n’avez pas d’enfant, je suppose?