– Ah!… Vous n’avez pas d’enfant, je suppose?
Et comme Jeanne ne répondait pas tout de suite, la dame, plus vivement, insista:
– Enfin… Avez-vous des enfants, oui ou non?…
– J’ai une petite fille, avoua-t-elle timidement…
Alors, faisant des grimaces et des gestes comme si elle eût chassé loin d’elle un vol de mouches:
– Oh! pas d’enfant dans la maison… cria-t-elle… pas d’enfant dans la maison… Je n’en veux à aucun prix… Où est-elle, votre fille?
– Elle est chez une tante de mon mari…
– Et qu’est-ce que c’est que cette tante?
– Elle tient un débit de boissons, à Rouen…
– C’est un triste métier… L’ivrognerie, la débauche, en voilà un joli exemple, pour une petite fille!… Enfin, cela vous regarde… c’est votre affaire… Quel âge a votre fille?
– Dix-huit mois, Madame.
Madame sauta, se retourna violemment dans son fauteuil. Elle était outrée, scandalisée… Une sorte de grognement sortit de ses lèvres:
– Des enfants!… Je vous demande un peu!… Des enfants quand on ne peut pas les élever, les avoir chez soi!… Ces gens-là sont incorrigibles, ils ont le diable au corps!…
De plus en plus agressive, féroce même, elle s’adressa à Jeanne toute tremblante devant son regard.
– Je vous avertis, dit-elle, détachant nettement chaque mot… je vous avertis que, si vous entrez à mon service, je ne tolérerai pas qu’on vous amène, chez moi, dans ma maison, votre fille… Pas d’allées et venues dans la maison… je ne veux pas d’allées et venues dans la maison… Non, non… Pas d’étrangers… pas de vagabonds… pas de gens qu’on ne connaît point… On est bien assez exposée avec le courant… Ah! non… merci!
Malgré cette déclaration peu engageante, la petite bonne osa pourtant demander:
– En ce cas, Madame me permettra bien d’aller voir ma fille, une fois… une seule fois… par an?
– Non…
Telle fut la réponse de l’implacable bourgeoise. Et elle ajouta:
– Chez moi, on ne sort jamais… C’est un principe de la maison… un principe sur lequel je ne saurais transiger… Je ne paie pas des domestiques pour que, sous prétexte de voir leurs filles, ils s’en aillent courir le guilledou. Ce serait trop commode, vraiment. Non… non… Vous avez des certificats?
– Oui, Madame.
Elle tira de sa poche un papier dans lequel étaient enveloppés des certificats jaunis, froissés, salis, et elle les tendit à Madame, silencieusement… d’une pauvre main frissonnante… Celle-ci, du bout des doigts, comme pour ne pas se salir, et avec des grimaces de dégoût, en déplia un qu’elle se mit à lire, à haute voix:
– «Je certifie que la fille J…
S’interrompant brusquement, elle dirigea d’atroces regards vers Jeanne, anxieuse et de plus en plus troublée:
– La fille?… Il y a bien la fille… Ah ça!… vous n’êtes donc pas mariée?… Vous avez un enfant… et vous n’êtes pas mariée?… Qu’est-ce que cela signifie?
La bonne expliqua:
– Je demande bien pardon à Madame… Je suis mariée depuis trois ans. Et ce certificat date de six ans… Madame peut voir…
– Enfin… c’est votre affaire…
Et elle reprit la lecture du certificat:
– «… que la fille Jeanne Le Godec est restée à mon service pendant treize mois, et que je n’ai rien eu à lui reprocher sous le rapport du travail, de la conduite et de la probité…» Oui, c’est toujours la même chose… Des certificats qui ne disent rien… qui ne prouvent rien… Ce ne sont pas des renseignements, ça… Où peut-on écrire à cette dame?
– Elle est morte…
– Elle est morte… Parbleu, c’est évident qu’elle est morte… Ainsi, vous avez un certificat, et précisément la personne qui vous l’a donné est morte… Vous avouerez que c’est assez louche…
Tout cela était dit avec une expression de suspicion très humiliante, et sur un ton d’ironie grossière. Elle prit un autre certificat.
– Et cette personne?… Elle est morte aussi, sans doute?
– Non, Madame… Mme Robert est en Algérie avec son mari, qui est colonel…
– En Algérie! s’exclama la dame… Naturellement… Et comment voulez-vous qu’on écrive en Algérie?… Les unes sont mortes… les autres sont en Algérie. Allez donc chercher des renseignements en Algérie?… Tout cela est bien extraordinaire!…
– Mais, j’en ai d’autres, Madame, supplia l’infortunée Jeanne Le Godec. Madame peut voir… Madame pourra se renseigner…
– Oui! oui! je vois que vous en avez beaucoup d’autres… je vois que vous avez fait beaucoup de places… beaucoup trop de places même… À votre âge, comme c’est engageant!… Enfin, laissez-moi vos certificats… je verrai… Autre chose, maintenant… Que savez-vous faire?
– Je sais faire le ménage… coudre… servir à table…
– Vous faites bien les reprises?
– Oui, Madame…
– Savez-vous engraisser les volailles?
– Non, Madame… Ça n’est pas mon métier…
– Votre métier, ma fille – proféra sévèrement la dame – est de faire ce que vous commandent vos maîtres. Vous devez avoir un détestable caractère…
– Mais non, Madame… Je ne suis pas du tout répondeuse…
– Naturellement… Vous le dites… elles le disent toutes… et elles ne sont pas à prendre avec des pincettes… Enfin… voyons… je vous l’ai déjà dit, je crois… sans être particulièrement dure, la place est assez importante… On se lève à cinq heures…
– En hiver aussi?…
– En hiver aussi… Oui, certainement… Et pourquoi dites-vous: «En hiver aussi?…» Est-ce qu’il y a moins d’ouvrage en hiver?… En voilà une question ridicule!… C’est la femme de chambre qui fait les escaliers, le salon, le bureau de Monsieur… la chambre, naturellement…, tous les feux… La cuisinière fait l’antichambre, les couloirs, la salle à manger… Par exemple, je tiens à la propreté… Je ne veux pas voir chez moi un grain de poussière… Les boutons des portes bien astiqués, les meubles bien luisants… les glaces bien essuyées… Chez moi, la femme de chambre s’occupe de la basse-cour…
– Mais, je ne sais pas, moi, Madame…
– Vous apprendrez!… C’est la femme de chambre qui savonne, lave, repasse, – excepté les chemises de Monsieur, – qui coud… je ne fais rien coudre au dehors, excepté mes costumes – qui sert à table… qui aide la cuisinière à essuyer la vaisselle… qui frotte… Il faut de l’ordre… beaucoup d’ordre… Je suis à cheval sur l’ordre… sur la propreté… et surtout sur la probité… D’ailleurs, tout est sous clé… Quand on veut quelque chose, on me le demande… J’ai horreur du gaspillage… Qu’est-ce que vous avez l’habitude de prendre le matin?
– Du café au lait, Madame…
– Du café au lait?… Vous ne vous gênez pas. Oui, elles prennent toutes maintenant du café au lait… Eh bien, ce n’est pas mon habitude, à moi. Vous prendrez de la soupe… ça vaut mieux pour l’estomac… Qu’est-ce que vous dites?…
Jeanne n’avait rien dit… Mais on sentait qu’elle faisait des efforts pour dire quelque chose. Elle se décida: