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– Je demande pardon à Madame… qu’est-ce que Madame donne comme boisson?

– Six litres de cidre par semaine…

– Je ne peux pas boire de cidre, Madame… Le médecin me l’a défendu…

– Ah! le médecin vous l’a défendu… Eh bien, je vous donnerai six litres de cidre. Si vous voulez du vin, vous l’achèterez… Ça vous regarde… Que voulez-vous gagner?

Elle hésita, regarda le tapis, la pendule, le plafond, roula son parapluie dans ses mains, et timidement:

– Quarante francs, dit-elle.

– Quarante francs!… s’exclama Madame… Et pourquoi pas dix mille francs, tout de suite?… Vous êtes folle, je pense… Quarante francs!… Mais, c’est inouï! Autrefois, l’on donnait quinze francs… et l’on était bien mieux servie… Quarante francs!… Et vous ne savez même pas engraisser les volailles!… vous ne savez rien!… Moi, je donne trente francs… et je trouve que c’est déjà bien trop cher… Vous n’avez rien à dépenser chez moi… Je ne suis pas exigeante pour la toilette… Et vous êtes blanchie, nourrie. Dieu sait comme vous êtes nourrie!… C’est moi qui fais les parts…

Jeanne insista:

– J’avais quarante francs dans toutes les places où j’ai été…

Mais la dame s’était levée… Et, sèchement, méchamment:

– Eh bien… il faut y retourner, fit-elle… Quarante francs!… Cette impudence!… Voici vos certificats… vos certificats de gens morts… Allez-vous-en!

Soigneusement, Jeanne enveloppa ses certificats, les remit dans la poche de sa robe, puis, d’une voix douloureuse et timide:

– Si Madame voulait aller jusqu’à trente-cinq francs… pria-t-elle… on pourrait s’arranger…

– Pas un sou… Allez-vous-en!… Allez en Algérie retrouver votre Mme Robert… Allez où vous voudrez. Il n’en manque pas des vagabondes comme vous… on les a au tas… Allez-vous-en!…

La figure triste, la démarche lente, Jeanne sortit du bureau après avoir fait deux révérences… À ses yeux, au pincement de ses lèvres, je vis qu’elle était sur le point de pleurer.

Restée seule, la dame, furieuse, s’écria:

– Ah! les domestiques… quelle plaie!… On ne peut plus se faire servir aujourd’hui…

À quoi Mme Paulhat-Durand, qui avait terminé le triage de ses fiches, répondit, majestueuse, accablée et sévère:

– Je vous avais avertie, Madame. Elles sont toutes comme ça… Elles ne veulent rien faire et gagner des mille et des cents… Je n’ai rien d’autre aujourd’hui… je n’ai que du pire. Demain je verrai à vous trouver quelque chose… Ah! c’est bien désolant, je vous assure…

Je redescendis de mon observatoire, au moment où Jeanne Le Godec rentrait dans l’antichambre en rumeur.

– Et bien? lui demanda-t-on…

Elle alla s’asseoir sur la banquette, au fond de la pièce, et la tête basse, les bras croisés, le cœur bien gros, la faim au ventre, elle resta silencieuse, tandis que ses deux petits pieds s’agitaient nerveusement, sous la robe…

Mais je vis des choses plus tristes encore.

Parmi les filles qui, tous les jours, venaient chez Mme Paulhat-Durand, j’en avais remarqué une, d’abord parce qu’elle portait une coiffe bretonne, ensuite parce que rien que de la voir, cela me causait une mélancolie invincible. Une paysanne égarée dans Paris, dans ce Paris effrayant qui sans cesse se bouscule et est emporté dans une fièvre mauvaise, je ne connais rien de plus lamentable. Involontairement, cela m’invite à un retour sur moi-même, cela m’émeut infiniment… Où va-t-elle?… D’où vient-elle?… Pourquoi a-t-elle quitté le sol natal? Quelle folie, quel drame, quel vent de tempête l’ont poussée, l’ont fait échouer sur cette grondante mer humaine, attristante épave?… Ces questions, je me les posais, chaque jour, examinant cette pauvre fille si affreusement isolée, dans un coin, parmi nous…

Elle était laide de cette laideur définitive qui exclut toute idée de pitié et rend les gens féroces, parce que, véritablement, elle est une offense envers eux. Si disgraciée de la nature soit-elle, il est rare qu’une femme atteigne à la laideur totale, absolue, cette déchéance humaine. Généralement, il y a en elle quelque chose, n’importe quoi, des yeux, une bouche, une ondulation du corps, une flexion des hanches, moins que cela, un mouvement du bras, une attache du poignet, une fraîcheur de la peau, où le regard des autres puisse se poser sans en être offusqué. Même chez les très vieilles, une grâce survit presque toujours aux déformations de la carcasse, à la mort du sexe, un souvenir reste dans la chair couturée, de ce qu’elles furent jadis… La bretonne n’avait rien de pareil, et elle était toute jeune. Petite, le buste long, la taille carrée, les hanches plates, les jambes courtes, si courtes qu’on pouvait la prendre pour une cul-de-jatte, elle évoquait réellement l’image de ces vierges barbares, de ces saintes camuses, blocs informes de granit qui se navrent, depuis des siècles, sur les bras gauchis des calvaires armoricains. Et son visage?… Ah! la malheureuse!… Un front surplombant, des prunelles effacées comme par le frottement d’un torchon, un nez horrible, aplati à sa naissance, sabré d’une entaille, au milieu, et, brusquement, à son extrémité, se relevant, s’épanouissant en deux trous noirs, ronds, profonds, énormes, frangés de poils raides… Et sur tout cela, une peau grise, squameuse, une peau de couleuvre morte… une peau qui s’enfarinait, à la lumière… Elle avait, pourtant, l’indicible créature, une beauté que bien des femmes belles eussent enviée: ses cheveux… des cheveux magnifiques, lourds, épais, d’un roux resplendissant à reflets d’or et de pourpre. Mais, loin d’être une atténuation à sa laideur, ces cheveux l’aggravaient encore, la rendaient éclatante, fulgurante, irréparable.

Ce n’est pas tout. Chacun de ses gestes était une maladresse. Elle ne pouvait faire un pas sans se heurter à quelque chose; ses mains laissaient toujours retomber l’objet saisi; ses bras accrochaient les meubles et fauchaient tout ce qu’il y avait dessus… Elle vous marchait sur les pieds, vous enfonçait, en marchant, ses coudes dans la poitrine. Puis, elle s’excusait d’une voix rude, sourde, d’une voix qui vous soufflait au visage une odeur empestée, une odeur de cadavre… Dès qu’elle entrait dans l’antichambre, c’était aussitôt parmi nous, comme une sorte de plainte irritée qui, vite, se changeait en récriminations insultantes et s’achevait en grognements. La misérable créature traversait la pièce sous les huées, roulait sur ses courtes jambes, renvoyée de l’une à l’autre comme une balle, allait s’asseoir dans le fond, sur la banquette. Et chacune affectait de se reculer, avec des gestes de significatif dégoût, et des grimaces qui s’accompagnaient d’une levée de mouchoirs… Alors, dans l’espace vide, instantanément formé, derrière ce cordon sanitaire qui l’isolait de nous, la morne fille s’installait, s’accotait au mur, silencieuse et maudite, sans une plainte, sans une révolte, sans même avoir l’air de comprendre que ce mépris s’adressât à elle.

Bien que je me mêlasse, quelquefois, pour faire comme les autres, à ces jeux féroces, je ne pouvais me défendre, envers la petite bretonne, d’une espèce de pitié. J’avais compris que c’était là un être prédestiné au malheur, un de ces êtres qui, quoi qu’ils fassent, où qu’ils aillent, seront éternellement repoussés des hommes, et aussi des bêtes, car il y a une certaine somme de laideur, une certaine forme d’infirmités que les bêtes elles-mêmes ne tolèrent pas.