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– Ah! ça, Mademoiselle… que croyez-vous donc?… pour qui me prenez-vous donc?… qu’imaginez-vous donc?

– Je n’imagine rien… Seulement, je vous répète que les hommes, j’en ai plein le dos… voilà!

– Savez-vous bien de qui vous parlez?… Ce monsieur, Mademoiselle, est un homme très respectable… Il est membre de la Société de Saint-Vincent-de-Paul… Il a été député royaliste, Mademoiselle…

J’éclatai de rire:

– Oui… oui… allez toujours!… Je les connais vos Saint-Vincent-de-Paul… et tous les saints du diable… et tous les députés… Non, merci!…

Brusquement, sans transition:

– Qu’est-ce que c’est au juste que votre vieux? demandai-je… Ma foi… un de plus… un de moins… ça n’est pas une affaire, après tout…

Mais Mme Paulhat-Durand ne se dérida pas. Elle déclara d’une voix ferme:

– Inutile, Mademoiselle… Vous n’êtes pas la femme sérieuse, la personne de confiance qu’il faut à ce monsieur. Je vous croyais plus convenable… Avec vous, on ne peut pas avoir de sécurité…

J’insistai longtemps… Elle fut inflexible. Et je rentrai dans l’antichambre, l’âme toute vague… Oh, cette antichambre si triste, si obscure, toujours la même!… Ces filles étalées, écrasées sur les banquettes… ce marché de viande humaine, promise aux voracités bourgeoises… ce flux de saletés et ce reflux de misères qui vous ramènent là, épaves dolentes, débris de naufrages, éternellement ballottés…

– Quel drôle de type, je fais!… pensai-je. Je désire des choses… des choses… des choses… quand je les crois irréalisables, et, sitôt qu’elles doivent se réaliser, qu’elles m’arrivent avec des formes précises… je n’en veux plus…

Dans ce refus, il y avait cela, certes, mais il y avait aussi un désir gamin d’humilier un peu Mme Paulhat-Durand… et une sorte de vengeance de la prendre, elle si méprisante et si hautaine, en flagrant délit de proxénétisme…

Je regrettai ce vieux qui, maintenant, avait, pour moi, toutes les séductions de l’inconnu, toutes les attirances d’un inaccessible idéal… Et je me plus à évoquer son image… un vieillard propret, avec des mains molles, un joli sourire dans sa face rose et rasée, et gai, et généreux, et bon enfant, pas trop passionné, pas aussi maniaque que M. Rabour, se laissant conduire par moi, comme un petit chien…

– Venez ici… Allons, venez ici…

Et il venait, caressant, frétillant, avec un bon regard de soumission.

– Faites le beau, maintenant…

Il faisait le beau, si drôle, tout droit sur son derrière, et les pattes de devant battant l’air…

– Oh! le bon toutou!

Je lui donnais du sucre… je caressais son échine soyeuse. Il ne me dégoûtait plus… et je songeais encore:

– Suis-je bête, tout de même!… Un bon chien-chien… un beau jardin… une belle maison… de l’argent, de la tranquillité, mon avenir assuré, avoir refusé tout cela!… et sans savoir pourquoi!… Et ne jamais savoir ce que je veux… et ne jamais vouloir ce que je désire!… Je me suis donnée à bien des hommes et, au fond, j’ai l’épouvante – pire que cela – le dégoût de l’homme, quand l’homme est loin de moi. Quand il est près de moi, je me laisse prendre aussi facilement qu’une poule malade… et je suis capable de toutes les folies. Je n’ai de résistance que contre les choses qui ne doivent pas arriver et les hommes que je ne connaîtrai jamais… Je crois bien que je ne serai jamais heureuse…

L’antichambre m’accablait… Il me venait de cette obscurité, de ce jour blafard, de ces créatures étalées, des idées de plus en plus lugubres… Quelque chose de lourd et d’irrémédiable planait au-dessus de moi… Sans attendre la fermeture du bureau, je partis le cœur gros, la gorge serrée… Dans l’escalier, je croisai M. Louis. S’accrochant à la rampe, il montait lentement, péniblement les marches… Nous nous regardâmes une seconde. Il ne me dit rien… moi non plus, je ne trouvai aucune parole… mais nos regards avaient tout dit… Ah! lui, aussi, n’était pas heureux… Je l’écoutai, un instant, monter les marches… puis je dégringolai l’escalier… Pauvre petit bougre!

Dans la rue je restai un moment étourdie… Je cherchai des yeux les recruteuses d’amour… le dos rond, la toilette noire de Mme Rebecca Ranvet, Modes… Ah! si je l’avais vue, je serais allée à elle, je me serais livrée à elle… Aucune n’était là… Des gens passaient, affairés, indifférents, qui ne faisaient point attention à ma détresse… Alors, je m’arrêtai chez un mastroquet, où j’achetai une bouteille d’eau-de-vie, et, après avoir flâné, toujours hébétée, la tête lourde, je rentrai à mon hôtel…

Vers le soir, tard, j’entendis qu’on frappait à ma porte. Je m’étais allongée, sur le lit, à moitié nue, stupéfiée par la boisson.

– Qui est là? criai-je.

– C’est moi…

– Qui toi?

– Le garçon…

Je me levai, les seins hors la chemise, les cheveux défaits et tombant sur mon épaule, et j’ouvris la porte:

– Que veux-tu?…

Le garçon sourit… C’était un grand gaillard, à cheveux roux, que j’avais plusieurs fois rencontré dans les escaliers… et qui me regardait toujours, avec d’étranges regards.

– Que veux-tu? répétai-je…

Le garçon sourit encore, embarrassé, et, roulant entre ses gros doigts le bas de son tablier bleu, taché de plaques d’huile, il bégaya:

– Mam’zelle… je…

Il considérait d’un air de morne désir, mes seins, mon ventre presque nu, ma chemise que la courbe des hanches arrêtait…

– Allons, entre… espèce de brute… criai-je tout à coup.

Et, le poussant dans ma chambre, je refermai la porte, violemment, sur nous deux…

Oh! misère de moi… On nous retrouva, le lendemain, ivres et vautrés sur le lit… dans quel état, mon Dieu!…

Le garçon fut renvoyé… Je n’ai jamais su son nom!

Je ne voudrais pas quitter le bureau de placement de Mme Paulhat-Durand sans donner un souvenir à un pauvre diable que j’y rencontrai. C’était un jardinier veuf depuis quatre mois et qui venait chercher une place. Parmi tant de figures lamentables qui passèrent là, je n’en vis pas une aussi triste que la sienne et qui semblât plus accablée par la vie. Sa femme était morte d’une fausse couche – d’une fausse couche? – la veille du jour où, après deux mois de misère, ils devaient, enfin, entrer dans une propriété, elle comme basse-courière, lui comme jardinier. Soit malchance, soit lassitude et dégoût de vivre, il n’avait rien trouvé, depuis ce grand malheur; il n’avait même rien cherché… Et ce qui lui restait de petites économies avait vite fondu dans ce chômage. Quoiqu’il fût très défiant, j’étais parvenue à l’apprivoiser un peu… Je mets sous forme de récit impersonnel le drame si simple, si poignant qu’il me conta, un jour que, très émue par son infortune, je lui avais marqué plus d’intérêt et plus de pitié. Le voici.

Quand ils eurent visité les jardins, les terrasses, les serres et, à l’entrée du parc, la maison du jardinier, somptueusement vêtue de lierres, de bignones et de vignes vierges, ils revinrent l’âme en attente, l’âme en angoisse, lentement, sans se parler, vers la pelouse où la comtesse suivait, d’un regard d’amour, ses trois enfants qui, chevelures blondes, claires fanfreluches, chairs roses et heureuses, jouaient dans l’herbe, sous la surveillance de la gouvernante. À vingt pas, ils s’arrêtèrent respectueusement, l’homme la tête découverte, sa casquette à la main, la femme, timide sous son chapeau de paille noire, gênée dans son caraco de laine sombre, tortillant, pour se donner une contenance, la chaînette d’un petit sac de cuir. Très loin, le parc déroulait, entre d’épais massifs d’arbres, ses pelouses onduleuses.