– Voyons… approchez… dit la comtesse avec une encourageante bonté.
L’homme avait la figure brunie, la peau hâlée de soleil, de grosses mains noueuses, couleur de terre, le bout des doigts déformé et luisant par le frottement continu des outils. La femme était un peu pâle, d’une pâleur grise sous les taches de rousseur qui lui éclaboussaient le visage… un peu gauche aussi et très propre. Elle n’osait pas lever les yeux sur cette belle dame qui, tout à l’heure, allait l’examiner indiscrètement, l’accabler de questions torturantes, lui retourner l’âme et la chair, comme les autres… Et elle s’acharnait à regarder ce joli tableau des trois babies jouant dans l’herbe, avec des manières contenues et des grâces étudiées déjà…
Ils avancèrent, lentement, de quelques pas et tous les deux, d’un geste mécanique et simultané, ils se croisèrent les mains, sur le ventre.
– Eh bien?… demanda la comtesse… vous avez tout visité?
– Madame la comtesse est bien bonne… répondit l’homme… C’est très grand… c’est très beau… Oh! c’est une superbe propriété… Par exemple, il y a du travail…
– Et je suis très exigeante, je vous préviens, très juste… mais très exigeante. J’aime que tout soit tenu dans la perfection… Et des fleurs… des fleurs… des fleurs… toujours… partout… D’ailleurs, vous avez deux aides, l’été; un seul, l’hiver… C’est suffisant…
– Oh! répliqua l’homme… le travail ne me gêne pas. Tant plus il y en a, tant plus je suis content. J’aime mon métier… et je le connais… arbres… primeurs… mosaïques et tout… Pour ce qui est des fleurs… avec de bons bras… du goût, de l’eau… un bon paillis… et, sauf votre respect, madame la comtesse… beaucoup de fumier et d’engrais, on a ce qu’on veut…
Après une pause, il continua:
– Ma femme aussi est bien active… bien adroite… et elle a de l’administration… Elle n’a pas l’air fort, à la voir… mais elle est courageuse, jamais malade, et elle s’entend aux bêtes comme personne… Là, d’où nous venons, il y avait trois vaches… et deux cents poules… Ainsi!
La comtesse fit un signe de tête approbateur.
– Le logement vous plaît?
– Le logement aussi est très beau… C’est quasiment trop grand pour de petites gens comme nous… et nous n’avons pas assez de meubles pour le meubler… Mais on n’habite que ce qu’on habite, bien sûr… Et puis, c’est loin du château… Faut ça… Les maîtres n’aiment pas quand les jardiniers sont trop près… Et nous, on craint de gêner… De cette façon on est chacun chez soi… Ça vaut mieux pour tout le monde… Seulement…
L’homme hésita pris d’une timidité soudaine, devant ce qu’il avait à dire…
– Seulement… quoi?… interrogea la comtesse, après un silence qui augmenta la gêne de l’homme.
Celui-ci serra plus fort sa casquette, la tourna entre ses gros doigts, pesa davantage sur le sol, et, s’enhardissant:
– Eh bien, voilà! fit-il… Je voulais dire à madame la comtesse que les gages n’étaient pas assez forts pour la place. C’est trop court… Avec la meilleure volonté du monde, on ne pourra pas arriver… Madame la comtesse devrait donner un peu plus…
– Vous oubliez, mon ami, que vous êtes logé, chauffé, éclairé… que vous avez les légumes et les fruits… que je donne une douzaine d’œufs par semaine et un litre de lait par jour… C’est énorme…
– Ah! madame la comtesse donne le lait et les œufs?… Et elle éclaire?
Et, comme pour lui demander conseil, il regardait sa femme, tout en murmurant:
– Dame!… c’est quelque chose… On ne peut pas dire le contraire… ça n’est pas mauvais…
La femme balbutia:
– Pour sûr… ça aide un peu…
Puis, tremblante et embarrassée:
– Madame la comtesse donne aussi, sans doute, des étrennes au mois de janvier et à la Saint-Fiacre?
– Non, rien…
– C’est l’habitude, pourtant…
– Ça n’est pas la mienne…
À son tour, l’homme s’enquit:
– Et pour les belettes…, les fouines…, les putois?
– Rien, non plus… je vous laisse la peau!…
Cela fut dit d’un ton sec, net, après quoi il n’y avait plus à insister… Et, tout à coup:
– Ah! je vous préviens, une fois pour toutes, que je défends au jardinier de vendre ou de donner à quiconque des légumes. Je sais bien qu’il faut en faire trop pour en avoir assez… et que les trois quarts se perdent. Tant pis!… J’entends qu’on les laisse se perdre…
– Bien sûr… comme partout, quoi!…
– Ainsi, c’est entendu?… Depuis quand êtes-vous mariés?
– Depuis six ans… répondit la femme.
– Vous n’avez pas d’enfants?
– Nous avions une petite fille… Elle est morte!
– Ah! c’est bien… c’est très bien… approuva négligemment la comtesse… Mais vous êtes jeunes tous les deux… vous pouvez en avoir encore?
– On ne le souhaite guère, allez, madame la comtesse… Mais dame! on attrape ça plus facilement que cent écus de rente…
Les yeux de la comtesse étaient devenus sévères:
– Je dois encore vous prévenir que je ne veux pas, absolument pas d’enfants chez moi. S’il vous survenait un enfant, je me verrais forcée de vous renvoyer… tout de suite… Oh! pas d’enfants!… Cela crie, cela est partout, cela dévaste tout… cela fait peur aux chevaux et donne des épidémies… Non, non… pour rien au monde, je ne tolérerais un enfant chez moi… Ainsi, vous voilà prévenus… Arrangez-vous… prenez vos précautions…
À ce moment, l’un des enfants, qui était tombé, vint se réfugier en criant et se cacher dans la robe de sa mère… Celle-ci le prit dans ses bras, le berça avec des paroles gentilles, le câlina, l’embrassa tendrement, et le renvoya apaisé, souriant, avec les deux autres… La femme se sentit subitement le cœur bien gros… Elle crut qu’elle n’aurait pas la force de retenir ses larmes… Il n’y avait donc de joie, de tendresse, d’amour, de maternité que pour les riches?… Les enfants s’étaient remis à jouer sur la pelouse… Elle les détesta d’une haine sauvage, elle eût voulu les injurier, les battre, les tuer… injurier et battre aussi cette femme insolente et cruelle, cette mère égoïste qui venait de prononcer des paroles abominables, des paroles qui condamnaient à ne pas naître tout ce qui dormait d’humanité future, dans son ventre de pauvresse… Mais elle se contint, et elle dit simplement, sur un nouvel avertissement, plus autoritaire que les autres:
– On fera attention, madame la comtesse… on tâchera…
– C’est cela… car je ne saurais trop vous le répéter… C’est un principe chez moi… un principe avec lequel je ne transigerai jamais…