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– Eh bien, master Edgar?

– Eh bien, master Poolny?

– J’ai acheteur pour l’attelage bai du baron.

– Il n’est pas à vendre…

– Cinquante livres pour vous…

– Non.

– Cent livres, master Edgar.

– On verra, master Poolny…

– Ce n’est pas tout, master Edgar.

– Quoi encore, master Poolny?

– J’ai deux magnifiques alezans, pour le baron…

– Nous n’en avons pas besoin.

– Cinquante livres pour vous.

– Non.

– Cent livres, master Edgar.

– On verra, master Poolny!

Huit jours après, Edgar a détraqué comme il convient, ni trop, ni trop peu, l’attelage bai du baron, puis ayant démontré à celui-ci qu’il est urgent de s’en débarrasser, vend l’attelage bai à Poolny lequel vend à Edgar les deux magnifiques alezans. Poolny en sera quitte pour mettre, pendant trois mois, à l’herbage, l’attelage bai qu’il revendra, peut-être, deux ans après, au baron.

À midi, le service d’Edgar est fini. Il rentre, pour déjeuner, dans son appartement de la rue Euler, car il n’habite pas chez le baron, et ne le conduit jamais. Rue Euler, c’est un rez-de-chaussée écrasé de peluches brodées, aux tons fracassants, orné sur les murs de lithographies anglaises: chasses, steeples, cracks célèbres, portraits variés du prince de Galles, dont un avec une dédicace. Et ce sont des cannes, des whips, des fouets de chasse, des étriers, des mors, des trompes de mail, arrangés en panoplie, au centre de laquelle, entre deux frontons dorés, se dresse le buste énorme de la reine Victoria, en terre cuite polychrome et loyaliste. Libre de soucis, étranglé dans ses redingotes bleues, le chef couvert de son phare irradiant, Edgar vaque, alors, toute la journée, à ses affaires et à ses plaisirs. Ses affaires sont nombreuses, car il commandite un caissier de cercle, un bookmaker, un photographe hippique, et il possède trois chevaux, à l’entraînement, près de Chantilly. Ses plaisirs, non plus, ne chôment pas, et les petites dames les plus célèbres connaissent le chemin de la rue Euler, où elles savent que, dans les moments de dèche, il y aura toujours, pour elles, un thé servi et cinq louis prêts.

Le soir, après s’être montré aux Ambassadeurs, au Cirque, à l’Olympia, très correct sous son frac à revers de soie, Edgar se rend chez l’Ancien, et il se soûle longuement, en compagnie de cochers qui se donnent des airs de gentlemen, et de gentlemen qui se donnent des airs de cochers…

Et chaque fois que William me racontait une de ces histoires, il concluait, émerveillé:

– Ah! cet Edgar, on peut dire vraiment que c’est un homme, celui-là!…

Mes maîtres appartenaient à ce qu’on est convenu d’appeler le grand monde parisien; c’est-à-dire que Monsieur était noble et sans le sou, et qu’on ne savait pas exactement d’où sortait Madame. Bien des histoires, toutes plus pénibles les unes que les autres, couraient sur ses origines. William, très au courant des potins de la haute société, prétendait que Madame était la fille d’un ancien cocher et d’une ancienne femme de chambre, lesquels, à force de grattes et de mauvaise conduite, réunirent un petit capital, s’établirent usuriers en un quartier perdu de Paris, et gagnèrent rapidement, en prêtant de l’argent, principalement aux cocottes et aux gens de maison, une grosse fortune. Des veinards, quoi!…

Au vrai, Madame, malgré son apparente élégance et sa très jolie figure, avait de drôles de manières, des habitudes canailles qui me désobligeaient fort. Elle aimait le bœuf bouilli et le lard aux choux, la sale… et, comme les cochers de fiacre, son régal était de verser du vin rouge dans son potage. J’en avais honte pour elle… Souvent, dans ses querelles avec Monsieur, elle s’oubliait jusqu’à crier: «Merde!» En ces moments-là, la colère remuait, au fond de son être mal nettoyé par un trop récent luxe, les persistantes boues familiales, et faisait monter à ses lèvres, ainsi qu’une malpropre écume, des mots… ah! des mots que moi, qui ne suis pas une dame, je regrette souvent d’avoir prononcés… Mais voilà… on ne s’imagine pas combien il y a de femmes, avec des bouches d’anges, des yeux d’étoiles et des robes de trois mille francs, qui, chez elles, sont grossières de langage, ordurières de gestes, et dégoûtantes à force de vulgarité… de vraies pierreuses!…

– Les grandes dames, disait William, c’est comme les sauces des meilleures cuisines, il ne faut pas voir comment ça se fabrique… Ça vous empêcherait de coucher avec…

William avait de ces aphorismes désenchantés. Et comme c’était, tout de même, un homme très galant, il ajoutait en me prenant la taille:

– Un petit trognon comme toi, ça flatte moins la vanité d’un amant… Mais c’est plus sérieux, tout de même.

Je dois dire que ses colères et ses gros mots, Madame les passait toujours sur Monsieur… Avec nous, elle était, je le répète, plutôt timide…

Madame montrait aussi, au milieu du désordre de sa maison, parmi tout ce coulage effréné qu’elle tolérait, des avarices très bizarres et tout à fait inattendues… Elle chipotait la cuisinière pour deux sous de salade, économisait sur le blanchissage de l’office, renâclait sur une note de trois francs, n’avait de cesse qu’elle eût obtenu, après des plaintes, des correspondances sans fin, d’interminables démarches, la remise de quinze centimes, indûment perçus par le factage du chemin de fer, pour le transport d’un paquet. Chaque fois qu’elle prenait un fiacre, c’étaient des engueulements avec le cocher à qui, non seulement elle ne donnait pas de pourboire, mais qu’elle trouvait encore le moyen de carotter… Ce qui n’empêche pas que son argent traînât partout avec ses bijoux et ses clés, sur les tables de cheminées et les meubles. Elle gâchait à plaisir ses plus riches toilettes, ses plus fines lingeries; elle se laissait impudemment gruger par les fournisseurs d’objets de luxe, acceptait, sans sourciller, les livres du vieux maître d’hôtel, comme Monsieur, du reste, ceux de William. Et, cependant, Dieu sait s’il y en avait de la gabegie, là-dedans!… Je disais à William, quelquefois:

– Non, vrai! tu chipes trop… Ça te jouera… un mauvais tour…

À quoi William, très calme, répliquait:

– Laisse donc… je sais ce que je fais… et jusqu’où je peux aller. Quand on a des maîtres aussi bêtes que ceux-là, ce serait un crime de ne pas en profiter.

Mais il ne profitait guère, le pauvre, de ces continuels larcins qui, continuellement, en dépit des tuyaux épatants qu’il avait, allaient aux courses grossir l’argent des bookmakers.

Monsieur et Madame étaient mariés depuis cinq ans… D’abord, ils allèrent beaucoup dans le monde et reçurent à dîner. Puis, peu à peu, ils restreignirent leurs sorties et leurs réceptions, pour vivre à peu près seuls, car ils se disaient jaloux l’un de l’autre. Madame reprochait à Monsieur de flirter avec les femmes; Monsieur accusait Madame de trop regarder les hommes. Ils s’aimaient beaucoup, c’est-à-dire qu’ils se disputaient toute la journée, comme un ménage de petits bourgeois. La vérité est que Madame n’avait pas réussi dans le monde, et que ses manières lui avaient valu pas mal d’avanies. Elle en voulait à Monsieur de n’avoir pas su l’imposer, et Monsieur en voulait à Madame de l’avoir rendu ridicule devant ses amis. Ils ne s’avouaient pas l’amertume de leurs sentiments, et trouvaient plus simple de mettre leurs zizanies sur le compte de l’amour.