Chaque année, au milieu de juin, on partait pour la campagne, en Touraine, où Madame possédait, paraît-il, un magnifique château. Le personnel s’y renforçait d’un cocher, de deux jardiniers, d’une seconde femme de chambre, de femmes de basse-cour. Il y avait des vaches, des paons, des poules, des lapins… Quel bonheur! William me contait les détails de leur existence, là-bas, avec une mauvaise humeur âcre et bougonnante. Il n’aimait point la campagne; il s’ennuyait au milieu des prairies, des arbres et des fleurs… La nature ne lui était supportable qu’avec des bars, des champs de courses, des bookmakers et des jockeys. Il était exclusivement Parisien.
– Connais-tu rien de plus bête qu’un marronnier? me disait-il souvent. Voyons… Edgar, qui est un homme chic, un homme supérieur, est-ce qu’il aime la campagne, lui?…
Je m’exaltais:
– Ah, les fleurs, pourtant, dans les grandes pelouses… Et les petits oiseaux!…
William ricanait:
– Les fleurs?… Ça n’est joli que sur les chapeaux et chez les modistes… Et les petits oiseaux? Ah! parlons-en… Ça vous empêche de dormir le matin. On dirait des enfants qui braillent!… Ah! non… ah! non… J’en ai plein le dos, de la campagne… La campagne, ça n’est bon que pour les paysans…
Et se redressant, d’un geste noble, avec une voix fière, il concluait:
– Moi, il me faut du sport… Je ne suis pas un paysan, moi… je suis un sportsman…
J’étais heureuse, pourtant, et j’attendais le mois de juin avec impatience. Ah! les marguerites dans les prés, les petits sentiers, sous les feuilles qui tremblent… les nids cachés dans les touffes de lierre, aux flancs des vieux murs… Et les rossignols dans les nuits de lune… et les causeries douces, la main dans la main, sur les margelles des puits, garnis de chèvrefeuilles, tapissés de capillaires et de mousses!… Et les jattes de lait fumant… et les grands chapeaux de paille… et les petits poussins… et les messes entendues dans les églises de village, au clocher branlant, et tout cela, qui vous émeut et vous charme et vous prend le cœur, comme une de ces jolies romances qu’on chante au café-concert!…
Quoique j’aime à rigoler, je suis une nature poétique. Les vieux bergers, les foins qu’on fane, les oiseaux qui se poursuivent de branche en branche, les coucous dont on fait des pelotes jaunes, et les ruisseaux qui chantent sur les cailloux blonds, et les beaux gars au teint pourpré par le soleil, comme les raisins des très anciennes vignes, les beaux gars aux membres robustes, aux poitrines puissantes, tout cela me fait rêver des rêves gentils… En pensant à ces choses, je redeviens presque petite fille, avec des innocences, des candeurs qui m’inondent l’âme, qui me rafraîchissent le cœur, comme une petite pluie la petite fleur trop brûlée par le soleil, trop desséchée par le vent… Et le soir, en attendant William dans mon lit, exaltée par tout cet avenir de joies pures, je composais des vers:
Petite fleur,
Ô toi, ma sœur,
Dont la senteur
Fait mon bonheur…
Et toi, ruisseau,
Lointain coteau,
Frêle arbrisseau,
Au bord de l’eau,
Que puis-je dire,
Dans mon délire?
Je vous admire…
Et je soupire…
Amour, amour…
Amour d’un jour,
Et de toujours!…
Amour, amour!…
Sitôt William rentré, la poésie s’envolait. Il m’apportait l’odeur lourde du bar, et ses baisers qui sentaient le gin avaient vite fait de casser les ailes à mon rêve… Je n’ai jamais voulu lui montrer mes vers. À quoi bon? Il se fût moqué de moi, et du sentiment qui me les inspirait. Et sans doute qu’il m’eût dit:
– Edgar, qui est un homme épatant… est-ce qu’il fait des vers, lui?…
Ma nature poétique n’était pas la seule cause de l’impatience où j’étais de partir pour la campagne. J’avais l’estomac détraqué par la longue misère que je venais de traverser… et, peut-être aussi, par la nourriture trop abondante, trop excitante de maintenant, par le champagne et les vins d’Espagne, que William me forçait à boire. Je souffrais réellement. Souvent, des vertiges me prenaient, le matin, au sortir du lit… Dans la journée, mes jambes se brisaient; je ressentais, à la tête, des douleurs comme des coups de marteau… J’avais réellement besoin d’une existence plus calme, pour me remettre un peu…
Hélas!… il était dit que tout ce rêve de bonheur et de santé, allait encore s’écrouler…
Ah! merde! comme disait Madame…
Les scènes entre Monsieur et Madame commençaient toujours dans le cabinet de toilette de Madame et, toujours, elles naissaient de prétextes futiles… de rien. Plus le prétexte était futile et plus les scènes éclataient violentes… Après quoi, ayant vomi tout ce que leur cœur contenait d’amertumes et de colères longtemps amassées, ils se boudaient des semaines entières… Monsieur se retirait dans son cabinet où il faisait des patiences et remaniait l’harmonie de sa collection de pipes. Madame ne quittait plus sa chambre où, sur une chaise longue, longuement étendue, elle lisait des romans d’amour… et s’interrompait de lire, pour ranger ses armoires, sa garde-robe, avec rage, avec frénésie: tel un pillage… Ils ne se retrouvaient qu’aux repas… Dans les premiers temps, je crus, n’étant point au courant de leurs manies, qu’ils allaient se jeter à la tête assiettes, couteaux et bouteilles… Nullement, hélas!… C’est dans ces moments-là qu’ils étaient le mieux élevés, et que Madame s’ingéniait à paraître une femme du monde. Ils causaient de leurs petites affaires, comme si rien ne se fût passé, avec un peu plus de cérémonie que de coutume, un peu plus de politesse froide et guindée, voilà tout… On eût dit qu’ils dînaient en ville… Puis, les repas terminés, l’air grave, l’œil triste, très dignes, ils remontaient chacun chez soi… Madame se remettait à ses romans, à ses tiroirs… Monsieur à ses patiences et à ses pipes… Quelquefois, Monsieur allait passer une heure ou deux à son club, mais rarement… Et ils s’adressaient une correspondance acharnée, des poulets en forme de cœur ou de cocotte, que j’étais chargée de transmettre de l’un à l’autre… Toute la journée, je faisais le facteur, de la chambre de Madame au cabinet de Monsieur, porteuse d’ultimatums terribles, de menaces… de supplications… de pardons et de larmes… C’était à mourir de rire…
Au bout de quelques jours, ils se réconciliaient, comme ils s’étaient fâchés, sans raison apparente… Et c’étaient des sanglots, des «oh!… méchant!… oh! méchante!»… des: «c’est fini… puisque je te dis que c’est fini»… Ils s’en allaient faire une petite fête au restaurant, et, le lendemain, se levaient très tard, fatigués d’amour…