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– C’est la vie…

Les rues me semblèrent insupportablement tristes… Les passants me firent l’effet de spectres. Quand je voyais, de loin, briller sur la tête d’un monsieur, comme un phare dans la nuit, comme une coupole dorée sous le soleil, un chapeau… mon cœur tressautait… Mais ce n’était jamais William… Dans le ciel bas, couleur d’étain, aucun espoir ne luisait…

Je rentrai dans ma chambre, dégoûtée de tout…

Ah! oui! les hommes!… Qu’ils soient cochers, valets de chambre, gommeux, curés ou poètes, ils sont tous les mêmes… Des crapules!…

Je crois bien que ce sont les derniers souvenirs que j’évoque. J’en ai d’autres pourtant, beaucoup d’autres. Mais ils se ressemblent tous et cela me fatigue d’avoir à écrire toujours les mêmes histoires, à faire défiler, dans un panorama monotone, les mêmes figures, les mêmes âmes, les mêmes fantômes. Et puis, je sens que je n’y ai plus l’esprit, car, de plus en plus, je suis distraite des cendres de ce passé, par les préoccupations nouvelles de mon avenir. J’aurais pu dire encore mon séjour chez la comtesse Fardin. À quoi bon? Je suis trop lasse et aussi trop écœurée. Au milieu des mêmes phénomènes sociaux, il y avait là une vanité qui me dégoûte plus que les autres: la vanité littéraire… un genre de bêtise plus bas que les autres: la bêtise politique…

Là, j’ai connu M. Paul Bourget en sa gloire; c’est tout dire… Ah! c’est bien le philosophe, le poète, le moraliste qui convient à la nullité prétentieuse, au toc intellectuel, au mensonge de cette catégorie mondaine, où tout est factice: l’élégance, l’amour, la cuisine, le sentiment religieux, le patriotisme, l’art, la charité, le vice lui-même qui, sous prétexte de politesse et de littérature, s’affuble d’oripeaux mystiques et se couvre de masques sacrés… où l’on ne trouve qu’un désir sincère… l’âpre désir de l’argent, qui ajoute au ridicule de ces fantoches quelque chose de plus odieux et de plus farouche. C’est par là, seulement, que ces pauvres fantômes sont bien des créatures humaines et vivantes…

Là, j’ai connu monsieur Jean, un psychologue, et un moraliste lui aussi, moraliste de l’office, psychologue de l’antichambre, guère plus parvenu dans son genre et plus jobard que celui qui régnait au salon… Monsieur Jean vidait les pots de chambre… M. Paul Bourget vidait les âmes. Entre l’office et le salon, il n’y a pas toute la distance de servitude que l’on croit!… Mais, puisque j’ai mis au fond de ma malle la photographie de monsieur Jean… que son souvenir reste, pareillement enterré, au fond de mon cœur, sous une épaisse couche d’oubli…

Il est deux heures du matin… Mon feu va s’éteindre, ma lampe charbonne, et je n’ai plus ni bois, ni huile. Je vais me coucher… Mais j’ai trop de fièvre dans le cerveau, je ne dormirai pas. Je rêverai à ce qui est en marche vers moi… je rêverai à ce qui doit arriver demain… Au dehors, la nuit est tranquille, silencieuse… Un froid très vif durcit la terre, sous un ciel pétillant d’étoiles. Et Joseph est en route, quelque part dans cette nuit… À travers l’espace, je le vois… oui, réellement, je le vois, grave, songeur, énorme, dans un compartiment de wagon… Il me sourit… il s’approche de moi, il vient vers moi… Il m’apporte enfin la paix, la liberté, le bonheur… Le bonheur?

Je le verrai demain…

XVII

Voici huit mois que je n’ai écrit une seule ligne de ce journal, – j’avais autre chose à faire et à quoi penser, – et voici trois mois exactement que Joseph et moi nous avons quitté le Prieuré, et que nous sommes installés dans le petit café, près du port, à Cherbourg. Nous sommes mariés; les affaires vont bien; le métier me plaît; je suis heureuse. Née de la mer, je suis revenue à la mer. Elle ne me manquait pas, mais cela me fait plaisir tout de même de la retrouver. Ce ne sont plus les paysages désolés d’Audierne, la tristesse infinie de ses côtes, la magnifique horreur de ses grèves qui hurlent à la mort. Ici, rien n’est triste; au contraire, tout y porte à la gaîté… C’est le bruit joyeux d’une ville militaire, le mouvement pittoresque, l’activité bigarrée d’un port de guerre. L’amour y roule sa bosse, y traîne le sabre en des bordées de noces violentes et farouches. Foules pressées de jouir entre deux lointains exils; spectacles sans cesse changeants et distrayants, où je hume cette odeur natale de coaltar et de goémon, que j’aime toujours, bien qu’elle n’ait jamais été douce à mon enfance… J’ai revu des gars du pays, en service sur des bâtiments de l’État… Nous n’avons guères causé ensemble, et je n’ai point songé à leur demander des nouvelles de mon frère… Il y a si longtemps!… C’est comme s’il était mort, pour moi… Bonjour… bonsoir… porte-toi bien… Quand ils ne sont pas saouls, ils sont trop abrutis… Quand ils ne sont pas abrutis, ils sont trop saouls… Et ils ont des têtes pareilles à celles des vieux poissons… Il n’y a pas eu d’autre émotion, d’autres épanchements d’eux à moi… D’ailleurs, Joseph n’aime pas que je me familiarise avec de simples matelots, de sales bretons qui n’ont pas le sou, et qui se grisent d’un verre de trois-six…

Mais il faut que je raconte brièvement les événements qui précédèrent notre départ du Prieuré…

On se rappelle que Joseph, au Prieuré, couchait dans les communs, au-dessus de la sellerie. Tous les jours, été comme hiver, il se levait à cinq heures. Or, le matin du 24 décembre, juste un mois après son retour de Cherbourg, il constata que la porte de la cuisine était grande ouverte.

– Tiens, se dit-il… est-ce qu’ils seraient déjà levés?

Il remarqua, en même temps, qu’on avait dans le panneau vitré, près de la serrure, découpé un carré de verre, au diamant, de façon à pouvoir y introduire le bras. La serrure était forcée par d’expertes mains. Quelques menus débris de bois, des petits morceaux de fer tordu, des éclats de verre, jonchaient les dalles… À l’intérieur, toutes les portes, si soigneusement verrouillées, sous la surveillance de Madame, le soir, étaient ouvertes aussi. On sentait que quelque chose d’effrayant avait passé par là… Très impressionné, – je raconte d’après le récit même qu’il fit de sa découverte aux magistrats, – Joseph traversa la cuisine, et suivit le couloir où donnent à droite, le fruitier, la salle de bains, l’antichambre; à gauche, l’office, la salle à manger, le petit salon, et, dans le fond, le grand salon. La salle à manger offrait le spectacle d’un affreux désordre, d’un vrai pillage… les meubles bousculés, le buffet fouillé de fond en comble, ses tiroirs, ainsi que ceux des deux servantes, renversés sur le tapis, et, sur la table, parmi des boîtes vides, au milieu d’un pêle-mêle d’objets sans valeur, une bougie qui achevait de se consumer dans un chandelier de cuivre. Mais c’était surtout à l’office que le spectacle prenait vraiment de l’ampleur. Dans l’office, – je crois l’avoir déjà noté, – existait un placard très profond, défendu par un système de serrure très compliqué et dont Madame seule connaissait le secret. Là, dormait la fameuse et vénérable argenterie dans trois lourdes caisses armées de traverses et de coins d’acier. Les caisses étaient vissées à la planche du bas et tenaient au mur, scellées par de solides pattes de fer. Or, les trois caisses, arrachées de leur mystérieux et inviolable tabernacle, bâillaient au milieu de la pièce, vides. À cette vue, Joseph donna l’alarme. De toute la force de ses poumons, il cria dans l’escalier: