– Madame!… Monsieur!… Descendez vite… On a volé… on a volé!…
Ce fut une avalanche soudaine, une dégringolade effrayante. Madame, en chemise, les épaules à peine couvertes d’un léger fichu. Monsieur, boutonnant son caleçon hors duquel s’échappaient des pans de chemise… Et, tous les deux, dépeignés, très pâles, grimaçants, comme s’ils eussent été réveillés en plein cauchemar, criaient:
– Qu’est-ce qu’il y a?… qu’est-ce qu’il y a?…
– On a volé… on a volé!…
– On a volé, quoi?… on a volé, quoi?
Dans la salle à manger, Madame gémit:
– Mon Dieu!… mon Dieu!
Pendant que, les lèvres tordues, Monsieur continuait de hurler:
– On a volé, quoi? quoi?
Dans l’office, guidée par Joseph, à la vue des trois caisses descellées… Madame poussa, dans un grand geste, un grand cri:
– Mon argenterie!… Mon Dieu!… Est-ce possible?… Mon argenterie!
Et, soulevant les compartiments vides, retournant les cases vides, épouvantée, horrifiée, elle s’affaissa sur le parquet… À peine si elle avait la force de balbutier d’une voix d’enfant:
– Ils ont tout pris!… ils ont tout pris… tout… tout… tout!… jusqu’à l’huilier Louis XVI.
Tandis que Madame regardait les caisses, comme on regarde son enfant mort, Monsieur, se grattant la nuque, et roulant des yeux hagards, pleurait d’une voix obstinée, d’une voix lointaine de dément:
– Nom d’un chien!… Ah! nom d’un chien!… Nom d’un chien de nom d’un chien!
Et Joseph clamait, avec d’atroces grimaces, lui aussi:
– L’huilier de Louis XVI!… l’huilier de Louis XVI!… Ah! les bandits!…
Puis, il y eut une minute de tragique silence, une longue minute de prostration; ce silence de mort, cette prostration des êtres et des choses qui succèdent aux fracas des grands écroulements, au tonnerre des grands cataclysmes… Et la lanterne, balancée dans les mains de Joseph, promenait sur tout cela, sur les visages morts et sur les caisses éventrées, une lueur rouge, tremblante, sinistre…
J’étais descendue, en même temps que les maîtres, à l’appel de Joseph. Devant ce désastre, et malgré le comique prodigieux de ces visages, mon premier sentiment avait été de la compassion. Il semblait que ce malheur m’atteignît, moi aussi, que je fusse de la famille pour en partager les épreuves et les douleurs. J’aurais voulu dire des paroles consolatrices à Madame dont l’attitude affaissée me faisait peine à voir… Mais cette impression de solidarité ou de servitude s’effaça vite.
Le crime a quelque chose de violent, de solennel, de justicier, de religieux, qui m’épouvante certes, mais qui me laisse aussi – je ne sais comment exprimer cela – de l’admiration. Non, pas de l’admiration, puisque l’admiration est un sentiment moral, une exaltation spirituelle, et ce que je ressens n’influence, n’exalte que ma chair… C’est comme une brutale secousse, dans tout mon être physique, à la fois pénible et délicieuse, un viol douloureux et pâmé de mon sexe… C’est curieux, c’est particulier, sans doute, c’est peut-être horrible, – et je ne puis expliquer la cause véritable de ces sensations étranges et fortes, – mais chez moi, tout crime, – le meurtre principalement, – a des correspondances secrètes avec l’amour… Eh bien, oui, là!… un beau crime m’empoigne comme un beau mâle…
Je dois dire qu’une réflexion que je fis transforma subitement en gaîté rigoleuse, en contentement gamin, cette grave, atroce et puissante jouissance du crime, laquelle succédait au mouvement de pitié qui, tout d’abord, avait alarmé mon cœur, bien mal à propos… Je pensai:
– Voici deux êtres qui vivent comme des taupes, comme des larves… Ainsi que des prisonniers volontaires, ils se sont volontairement enfermés dans la geôle de ces murs inhospitaliers… Tout ce qui fait la joie de la vie, le sourire de la maison, ils le suppriment comme du superflu. Ce qui pourrait être l’excuse de leur richesse, le pardon de leur inutilité humaine, ils s’en gardent comme d’une saleté. Ils ne laissent rien tomber de leur parcimonieuse table sur la faim des pauvres, rien tomber de leur cœur sec sur la douleur des souffrants. Ils économisent même sur le bonheur, leur bonheur à eux. Et je les plaindrais?… Ah! non… Ce qui leur arrive, c’est la justice. En les dépouillant d’une partie de leurs biens, en donnant de l’air aux trésors enfouis, les bons voleurs ont rétabli l’équilibre… Ce que je regrette, c’est qu’ils n’aient pas laissé ces deux êtres malfaisants, totalement nus et misérables, plus dénués que le vagabond qui, tant de fois, mendia vainement à leur porte, plus malades que l’abandonné qui agonise sur la route, à deux pas de ces richesses cachées et maudites.
Cette idée que mes maîtres auraient pu, un bissac sur le dos, traîner leurs guenilles lamentables et leurs pieds saignants par la détresse des chemins, tendre la main au seuil implacable du mauvais riche, m’enchanta et me mit en gaîté. Mais la gaîté, je l’éprouvai plus directe et plus intense et plus haineuse, à considérer Madame, affalée près de ses caisses vides, plus morte que si elle eût été vraiment morte, car elle avait conscience de cette mort, et cette mort, on ne pouvait en concevoir une plus horrible, pour un être qui n’avait jamais rien aimé, rien que l’évaluation en argent de ces choses inévaluables que sont nos plaisirs, nos caprices, nos charités, notre amour, ce luxe divin des âmes… Cette douleur honteuse, ce crapuleux abattement, c’était aussi la revanche des humiliations, des duretés que j’avais subies, qui me venaient d’elle, à chaque parole sortant de sa bouche, à chaque regard tombant de ses yeux… J’en goûtai, pleinement, la jouissance délicieusement farouche. J’aurais voulu crier: «C’est bien fait… c’est bien fait!» Et surtout j’aurais voulu connaître ces admirables et sublimes voleurs, pour les remercier, au nom de tous les gueux… et pour les embrasser, comme des frères… Ô bons voleurs, chères figures de justice et de pitié, par quelle suite de sensations fortes et savoureuses vous m’avez fait passer!
Madame ne tarda pas à reprendre possession d’elle-même… Sa nature combattive, agressive, se réveilla soudain en toute sa violence.
– Et que fais-tu ici? dit-elle à Monsieur sur un ton de colère et de suprême dédain… Pourquoi es-tu ici?… Es-tu assez ridicule avec ta grosse face bouffie, et ta chemise qui passe?… Crois-tu que cela va nous rendre notre argenterie? Allons… secoue-toi… démène-toi un peu… tâche de comprendre. Va chercher les gendarmes, le juge de paix… Est-ce qu’ils ne devraient pas être ici depuis longtemps?… Ah! quel homme, mon Dieu!
Monsieur se disposait à sortir, courbant le dos. Elle l’interpella:
– Et comment se fait-il que tu n’aies rien entendu?… Ainsi, on déménage la maison… on force les portes, on brise les serrures, on éventre des murs et des caisses… Et tu n’entends rien?… À quoi es-tu bon, gros lourdaud?
Monsieur osa répondre:
– Mais toi non plus, mignonne, tu n’as rien entendu…
– Moi?… Ce n’est pas la même chose… N’est-ce pas l’affaire d’un homme?… Et puis tu m’agaces… Va-t-en.
Et tandis que Monsieur remontait pour s’habiller, Madame, tournant sa fureur contre nous, nous apostropha:
– Et vous?… Qu’est-ce que vous avez à me regarder, là, comme des paquets?… Ça vous est égal à vous, n’est-ce pas, qu’on dévalise vos maîtres?… Vous non plus, vous n’avez rien entendu?… Comme par hasard… C’est charmant d’avoir des domestiques pareils… Vous ne pensez qu’à manger et dormir… Tas de brutes!