Miss Trelawny m'accueillit dans le hall. Elle n'était pas le moins du monde timide. Elle paraissait tout diriger autour d'elle avec une sorte d'autorité due à sa grande naissance, d'autant plus remarquable qu'elle était très énervée et pâle comme la neige. Dans le grand vestibule se trouvaient plusieurs domestiques, les hommes groupés près de la porte, les femmes se rassemblant dans les coins éloignés et les embrasures des portes. Un officier de police était en train de parler à Miss Trelawny; deux hommes en uniforme et un autre en civil se tenaient près de lui. Quand elle me prit la main dans un mouvement plein de spontanéité, ses yeux eurent un regard exprimant le soulagement et elle poussa un léger soupir tout aussi tranquille. Elle m'accueillit par une phrase simple:
– Je savais que vous viendriez!
Elle se retourna pour dire au policier:
– Vous connaissez Mr. Malcolm Ross?
– Je connais Mr. Malcolm Ross, répondit l'officier de police en saluant. Il se rappellera peut-être que j'ai eu l'honneur de travailler avec lui dans l'affaire de Brixton Coining.
Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, car toute mon attention était accaparée par Miss Trelawny.
– Bien sûr, commissaire Dolan, je me rappelle très bien! dis-je. Et nous nous serrâmes la main. Je ne pus pas ne pas noter que le fait que nous nous connussions semblait causer un soulagement à Miss Trelawny. Il y avait dans son comportement un vague malaise qui retint mon attention. Je sentis instinctivement que ce serait moins embarrassant pour elle de me parler en tête-à-tête. Si bien que je dis au commissaire:
– Il sera peut-être préférable que Miss Trelawny me voie seul pendant quelques minutes. Vous avez, naturellement, déjà entendu tout ce qu'elle sait; et je comprendrai mieux la situation si je puis poser quelques questions. Je reverrai ensuite toute la situation avec vous, si vous le permettez.
– Je serai heureux de vous apporter tout le concours dont je serai capable, monsieur, répondit-il avec chaleur.
Je suivis Miss Trelawny, entrai dans une pièce coquettement meublée qui donnait sur le vestibule et avait vue sur le jardin situé derrière la maison. Quand nous fûmes entrés et quand j'eus refermé la porte, elle dit:
– Je vous remercierai plus tard de la bonté que vous m'avez témoignée en venant m'assister dans mes ennuis; mais dès à présent, vous pourrez mieux me venir en aide quand vous connaîtrez les faits.
– Allez-y, lui dis-je. Dites-moi tout ce que vous savez et ne me faites grâce d'aucun détail, si insignifiant qu'il puisse vous paraître en ce moment.
Elle continua immédiatement:
– J'ai été réveillée par un bruit; je ne savais pas ce que c'était. Je savais seulement que je l'entendais dans mon sommeil; car immédiatement après je me trouvai réveillée, le cœur battant la chamade, et je tendais anxieusement l'oreille à un bruit qui venait de la chambre de mon père. Ma chambre est contiguë de la sienne et je peux souvent l'entendre bouger avant de m'endormir. Il travaille tard, quelquefois même extrêmement tard; si bien que lorsque je m'éveille de bonne heure, comme cela m'arrive de temps en temps, ou bien dans la grisaille de l'aube, je l'entends encore bouger. J'ai essayé une fois de lui faire des remontrances pour rester éveillé si tard, car cela ne peut pas être bon pour lui; mais je n'ai jamais renouvelé cette tentative. Vous savez à quel point il peut être froid et dur – du moins vous vous rappelez peut-être ce que je vous en ai dit; et quand il reste calme dans ces moments-là, il peut être terrifiant. Quand il est en colère je le supporte beaucoup mieux; mais quand il parle avec lenteur et sang-froid, quand les coins de sa bouche se soulèvent pour laisser apparaître des dents pointues, il me semble que… eh bien! je ne sais pas moi! La nuit dernière, je me suis levée sans bruit et je me suis approchée de la porte, car j'avais réellement peur de le déranger. Je n'entendais rien bouger, aucun cri; mais seulement le bruit que ferait quelque chose qu'on traîne et une respiration lente et difficile. Oh! c'était terrible d'attendre là dans l'obscurité et le silence, en craignant… en craignant je ne savais quoi!
» J'ai fini par prendre mon courage à deux mains, j'ai tourné le bouton de la porte aussi doucement que j'ai pu, j'ai à peine entrouvert. À l'intérieur il faisait tout à fait noir. Je pouvais seulement voir le contour des fenêtres. Mais dans cette obscurité, le bruit de respiration devenait plus net, c'était épouvantable. J'écoutais, et cela continuait; mais il n'y avait aucun autre bruit. J'ouvris immédiatement la porte toute grande. J'avais peur de l'ouvrir lentement; j'avais l'impression qu'il y avait derrière une chose terrible qui allait bondir sur moi! Alors j'ai tourné le bouton de l'électricité et j'ai pénétré dans la chambre. J'ai d'abord regardé le lit. Les draps étaient tout froissés, et j'ai su ainsi que mon père s'était couché; mais au milieu du lit, il y avait une grande tache rouge sombre qui s'étendait jusqu'au bord, et à cette vue mon cœur a cessé de battre. Tandis que je regardais, j'ai entendu le bruit de respiration qui venait de l'autre côté de la chambre et mes yeux s'y sont portés. Mon père était couché sur le flanc droit avec l'autre bras sous lui, comme si son corps inerte avait été traîné jusque-là et abandonné. Les traces de sang traversaient toute la pièce jusqu'au lit. Il y avait autour de lui une mare de sang qui paraissait terriblement rouge et brillante lorsque je me suis penchée pour l'examiner. L'endroit où il était étendu se trouvait exactement devant le grand coffre-fort. Il était en pyjama. La manche gauche était relevée, laissant apparaître son bras nu, qui était tendu dans la direction du coffre. Ce bras avait un aspect… oh! terrible, il était tout taché de sang, et la peau était arrachée ou coupée tout autour d'une chaîne d'or qu'il porte en bracelet autour du poignet. Je ne savais pas qu'il portait ce bijou et la surprise m'a causé un nouveau choc.
Elle s'arrêta un instant et reprit d'une voix plus calme:
– Je n'ai pas perdu un instant, j'ai appelé à l'aide, car je craignais qu'il ne perde tout son sang. J'ai sonné, puis je suis sortie et j'ai demandé du secours aussi fort que j'ai pu. Au bout de très peu de temps à coup sûr – bien que cela m'ait paru incroyablement long -, quelques premiers domestiques sont accourus, puis d'autres, jusqu'au moment où la chambre s'est trouvée pleine de gens dépeignés, en vêtements de nuit, qui regardaient de leurs yeux écarquillés.
» Nous avons étendu mon père sur un sofa; et la femme de charge, Mrs. Grant, qui, de nous tous, était celle qui avait gardé le mieux ses esprits, s'est mise à regarder d'où venait tout ce sang. En quelques secondes, il est apparu que c'était du bras que nous avions trouvé nu. Il portait une blessure profonde – non pas une coupure nette comme aurait pu faire un couteau, mais une déchirure irrégulière – tout près du poignet, qui semblait avoir atteint la veine. Mrs. Grant a noué un mouchoir autour de la blessure et l'a serré au moyen d'un coupe-papier en argent. L'hémorragie parut s'arrêter immédiatement. À ce moment, j'avais repris mes sens – ou ce que j'en conservais – et j'ai envoyé un domestique chez le médecin, un autre à la police. Après leur départ, j'ai eu l'impression d'être absolument seule dans la maison, à part les domestiques, et de n'être au courant de rien – au sujet de mon père ou de quoi que ce fût d'autre – et j'ai éprouvé un vif besoin d'avoir auprès de moi quelqu'un qui pût m'aider. Je me suis souvenu de vous et de votre offre si aimable dans le bateau sous le saule; et sans réfléchir davantage, j'ai fait préparer immédiatement une voiture, j'ai griffonné une lettre, que je vous ai fait porter.