Le vieux Lormet, de nouveau, passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
— Oui! je sais, lui cria Robert avec impatience. Il y a juste la place à traverser.
— C’est que le roi s’apprête à descendre, dit Lormet d’un ton de reproche.
— Bon, je viens.
Le roi, après tout, n’était que son beau-frère, et roi parce que lui, Robert, avait fait le nécessaire. Et cette chaleur! Il se sentait ruisseler sous son manteau de pair.
Il s’approcha de la fenêtre, regarda la cathédrale aux deux tours inégales et ajourées. Le soleil frappait de biais la grande rosace de vitraux. Les cloches continuaient de sonner, couvrant les rumeurs de la foule.
Le duc de Bretagne, suivi de son escorte, montait les marches du porche central.
Ensuite, à vingt pas d’intervalle, s’avançait d’une démarche boiteuse le duc de Bourbon, la traîne de son manteau soulevée par deux écuyers.
Puis s’approchait le cortège de Mahaut d’Artois. Elle pouvait avoir le pas ferme, aujourd’hui, la dame Mahaut! Plus haute que la plupart des hommes, et le visage fort rouge, elle saluait le peuple, de petites inclinations de tête, d’un air impérial. C’était elle la voleuse, la menteuse, l’empoisonneuse de rois, la criminelle qui soustrayait les actes scellés aux registres royaux! Si près de la confondre, de remporter sur elle, enfin, la victoire à laquelle il travaillait depuis vingt ans, Robert allait-il être forcé de renoncer… et pour quoi? Pour une clef égarée par une concubine d’évêque? Est-ce que, contre les méchants, il ne convient pas d’user des mêmes méchancetés? Doit-on se montrer si regardant sur le choix des procédés quand il s’agit de faire triompher le bon droit?
À y bien penser, si Mahaut avait en sa possession les pièces retrouvées dans le coffre forcé du château d’Hirson — et à supposer qu’elle ne les eût pas immédiatement détruites comme tout portait à le croire — elle était bien empêchée de jamais les produire, ou de faire allusion à leur existence, puisque ces pièces constituaient la preuve de sa culpabilité. Elle serait bien prise, Mahaut, si on venait lui opposer des lettres toutes pareilles aux documents disparus! Que n’avait-il la journée devant lui pour pouvoir réfléchir, s’informer davantage… Il fallait qu’avant une heure il eût décidé, et tout seul.
— Je vous reverrai, la femme; mais tenez-vous coite, dit-il.
De fausses écritures, tout de même, c’était gros risque…
Il reprit sa monumentale couronne, s’en coiffa, jeta un regard aux miroirs qui lui renvoyèrent son image éclatée en trente morceaux. Puis il partit pour la cathédrale.
VI
L’HOMMAGE ET LE PARJURE
«Fils de roi ne saurait s’agenouiller devant fils de comte!»
Cette formule, c’était un souverain de seize ans qui, tout seul, l’avait trouvée et imposée à ses conseillers pour qu’eux-mêmes l’imposassent aux légistes de France.
— Voyons, Monseigneur Orleton, avait dit le jeune Édouard III en arrivant à Amiens; l’an passé vous étiez ici pour soutenir que j’avais plus de droits au trône de France que mon cousin Valois, et vous accepteriez à présent que je me jette à terre devant lui?
Peut-être parce qu’il avait souffert, pendant son enfance, d’assister aux désordres dus à l’indécision et à la faiblesse de son père, Édouard III, pour la première fois qu’il était livré à lui-même, voulait qu’on revînt à des principes clairs et sains. Et pendant ces six jours passés à Amiens, il avait tout fait remettre en cause.
— Mais Lord Mortimer tient beaucoup à la paix avec la France, disait John Maltravers.
— My Lord sénéchal, l’interrompait Édouard, vous êtes ici pour me garder, je pense, non pour me commander.
Il éprouvait une aversion mal déguisée pour le baron à longue figure qui avait été le geôlier et, bien certainement, l’assassin d’Édouard II. D’avoir à subir la surveillance et même, pour mieux dire, l’espionnage de Maltravers, indisposait fort le jeune souverain, qui reprenait:
— Lord Mortimer est notre grand ami, mais il n’est pas le roi, et ce n’est point lui qui va rendre l’hommage. Et le comte de Lancastre qui préside au Conseil de régence, et seul de ce fait peut prendre décisions en mon nom, ne m’a point instruit, avant mon départ, de rendre indistinctement n’importe quelle sorte d’hommage. Je ne rendrai point l’hommage-lige.
L’évêque de Lincoln, Henry de Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui aussi du parti Mortimer, mais moins inféodé que ne l’était Maltravers et de plus brillant esprit, ne pouvait, en dépit du tracas causé, qu’approuver ce souci du jeune roi de défendre sa dignité, en même temps que les intérêts de son royaume.
Car non seulement l’hommage-lige obligeait le vassal à se présenter sans armes ni couronne, mais encore il impliquait, par le serment prononcé à genoux, que le vassal devenait, par premier devoir, l’homme de son suzerain.
— Par premier devoir, insistait Édouard. Adonc, mes Lords, s’il survenait, tandis que nous avons guerre en Ecosse, que le roi de France me veuille requérir pour sa guerre à lui, en Flandre, en Lombardie ou ailleurs, je devrais tout quitter pour venir le joindre, faute de quoi il aurait droit de saisir mon duché. Cela ne se peut.
Un des barons de l’escorte, Lord Montaigu, fut saisi d’une grande admiration pour un prince qui faisait montre d’une sagesse si précoce, et d’une non moins précoce fermeté. Montaigu avait vingt-huit ans.
— Je pense que nous allons avoir un bon roi, déclarait-il. J’ai plaisir à le servir.
Désormais on le vit toujours auprès d’Édouard III, lui fournissant conseil et appui.
Et finalement le roi de seize ans l’avait emporté. Les conseillers de Philippe de Valois, eux aussi, voulaient la paix et surtout qu’on en finît de ces discussions. L’essentiel n’était-il pas que le roi d’Angleterre fût venu? On n’avait pas assemblé le royaume et la moitié de l’Europe pour que l’entrevue se soldât par un échec.
— Soit, qu’il rende l’hommage simple, avait dit Philippe VI à son chancelier, comme s’il ne s’était agi que de régler une figure de danse ou une entrée en tournoi. Je lui donne raison; à sa place, je ferais sans doute de même.
C’est pourquoi, dans la cathédrale emplie de seigneurs jusqu’au plus profond des chapelles latérales, Édouard III s’avançait à présent, l’épée au flanc, le manteau brodé de lions tombant à longs plis de ses épaules, et ses cils blonds baissés sous la couronne. L’émotion ajoutait à la pâleur habituelle de son visage. Son extrême jeunesse était plus frappante sous ces lourds ornements. Il y eut un moment où toutes les femmes dans l’assistance, le cœur étreint de tendresse, furent amoureuses de lui.
Deux évêques et dix barons le suivaient.
Le roi de France, en manteau semé de lis, était assis dans le chœur, un peu plus haut que les autres rois, reines et princes souverains qui l’entouraient et formaient comme une pyramide de couronnes. Il se leva, majestueux et courtois, pour accueillir son vassal qui s’arrêta à trois pas de lui.
Un grand rai de soleil, traversant les vitraux, venait les toucher comme une épée céleste.
Messire Miles de Noyers, chambellan, maître au Parlement et maître à la Chambre aux deniers, se détacha des pairs et grands officiers et se plaça entre les deux souverains. C’était un homme d’une soixantaine d’années, au visage sérieux, et que ni son office ni ses vêtements d’apparat ne semblaient impressionner. D’une voix forte et bien posée, il dit: