— Sire Édouard, le roi notre maître et puissant seigneur n’entend point vous recevoir ici pour toutes les choses qu’il tient et se doit de tenir en Gascogne et en Agenais, comme les tenait et devait tenir le roi Charles IV, et qui ne sont point contenues dans l’hommage.
Alors Henri de Burghersh, chancelier d’Édouard, s’approcha pour faire pendant à Miles de Noyers et répondit:
— Sire Philippe, notre maître et seigneur le roi d’Angleterre, ou tout autre pour lui et par lui, n’entend renoncer à nul droit qu’il doit avoir en la duché de Guyenne et ses appartenances, et entend qu’aucun droit nouveau ne soit, par cet hommage, acquis au roi de France.
Telles étaient les formules de compromis, ambiguës à souhait, sur lesquelles on s’était mis d’accord, et qui, ne précisant rien, ne réglaient rien. Chaque mot comportait un sous-entendu.
Du côté français, on voulait signifier que les terres de confins, saisies sous le règne précédent pendant la campagne commandée par Charles de Valois, resteraient directement rattachées à la couronne de France. Ce n’était que la confirmation d’un état de fait.
Pour l’Angleterre, les termes «tout autre pour lui et par lui» étaient une allusion à la minorité du roi et à l’existence du Conseil de régence; mais le «par lui» pouvait également concerner, dans l’avenir, les attributions du sénéchal en Guyenne, ou de tout autre lieutenant royal. Quant à l’expression «aucun droit nouveau», elle constituait un entérinement des droits acquis jusqu’à ce jour, c’est-à-dire y compris le traité de 1327. Mais ce n’était pas dit explicitement.
Ces déclarations, comme celles généralement de tous traités de paix ou d’alliance depuis le début des âges et entre toutes nations, dépendaient entièrement pour leur application du bon ou du mauvais vouloir des gouvernements. Pour l’heure, la présence des deux princes face à face témoignait d’un désir réciproque de vivre en bonne harmonie.
Le chancelier Burghersh déroula un parchemin où pendait le sceau d’Angleterre et lut, au nom du vassaclass="underline"
— «Sire, je deviens votre homme de la duché de Guyenne et de ses appartenances que je clame tenir de vous comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre vos devanciers et les nôtres, et selon ce que nous et nos ancêtres, rois d’Angleterre et ducs de Guyenne, avons fait pour la même duché envers vos devanciers, rois de France.»
Et l’évêque tendit à Miles de Noyers la cédule qu’il venait de lire, et dont la rédaction était fort écourtée par rapport à l’hommage-lige. Miles de Noyers dit alors en réponse:
— Sire, vous devenez homme du roi de France, mon seigneur, pour la duché de Guyenne et ses appartenances que vous reconnaissez tenir de lui, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre ses devanciers, rois de France, et les vôtres, et selon ce que vous et vos ancêtres, rois d’Angleterre et ducs de Guyenne, avez fait pour la même duché envers ses devanciers, rois de France.
Tout cela pourrait fournir belle matière à procédure le jour qu’on cesserait d’être d’accord.
Édouard III dit alors:
— En vérité.
Miles de Noyers confirma par ces mots:
— Le roi notre Sire vous reçoit, sauves ses protestations et retenues dessus dites.
Édouard franchit les trois pas qui le séparaient de son suzerain, se déganta, remit ses gants à Lord Montaigu, et, tendant ses mains fines et blanches, les posa dans les larges paumes du roi de France. Puis les deux rois échangèrent un baiser de bouche.
On s’aperçut alors que Philippe VI n’avait pas à beaucoup se pencher pour atteindre le visage de son jeune cousin. La différence entre eux était surtout de corpulence. Le roi d’Angleterre, qui avait encore à grandir, serait sûrement lui aussi de belle taille.
Les cloches se remirent à sonner dans la plus haute tour. Et chacun se sentait content. Pairs et dignitaires s’adressaient des hochements de tête satisfaits. Le roi Jean de Bohême, sa belle barbe châtaine étalée sur la poitrine, avait une attitude noblement rêveuse. Le comte Guillaume le Bon et son frère Jean de Hainaut échangeaient des sourires avec les seigneurs anglais. Une bonne chose, en vérité, se trouvait accomplie.
Pourquoi se disputer, s’aigrir, se menacer, porter plainte devant les Parlements, confisquer les fiefs, assiéger les villes, se battre méchamment, dépenser or, fatigue et sang de chevaliers, quand, avec un peu de bon vouloir, chacun mettant du sien, on pouvait si bien s’accorder?
Le roi d’Angleterre avait pris place sur le trône préparé pour lui, un peu au-dessous de celui du roi de France. Il ne restait plus qu’à entendre messe.
Pourtant Philippe VI paraissait attendre quelque chose encore et, tournant la tête vers ses pairs, cherchait du regard Robert d’Artois dont la couronne dépassait de haut toutes les autres.
Robert avait les yeux mi-clos. Il essuyait de son gant rouge la sueur qui lui coulait des tempes, encore qu’il fit dans la cathédrale une bienfaisante fraîcheur. Mais le cœur lui battait vite en cet instant. Et n’ayant pas pris garde que son gant déteignait, il avait comme une traînée de sang sur la joue. Brusquement il se leva de sa stalle. Sa décision était prise.
— Sire, s’écria-t-il en s’arrêtant devant le trône de Philippe, puisque tous vos vassaux sont ici assemblés…
Miles et Noyers et l’évêque Burghersh, quelques instants auparavant, avaient parlé à voix ferme et claire, audible dans tout l’édifice. Or on eut l’impression, quand Robert ouvrit la bouche que des oisillons avaient gazouillé avant lui.
— … et puisqu’à tous vous devez votre justice, continua-t-il, justice je viens vous demander.
— Monseigneur de Beaumont, mon cousin, par qui vous a-t-il été fait tort? demanda gravement Philippe VI.
— Il m’a été fait tort, Sire, par votre vassale dame Mahaut de Bourgogne qui tient indûment, par cautèle et félonie, les titres et possessions de la comté d’Artois qui me reviennent par droits de mes pères.
On entendit alors une voix presque aussi forte s’écrier:
— Allons, cela devait bien arriver!
C’était Mahaut d’Artois qui venait de parler.
Il y avait eu quelques mouvements de surprise dans l’assistance, mais non de stupeur. Robert agissait comme le comte de Flandre l’avait fait le jour du sacre. Il semblait que l’usage s’établît à présent, quand un pair se jugeait lésé, qu’il exprimât sa plainte en ces sortes d’occasions solennelles, et avec, visiblement, l’accord préalable du roi.
Le duc Eudes de Bourgogne interrogeait du regard sa sœur la reine de France, laquelle lui répondait de même, et par geste des mains ouvertes, pour lui faire comprendre qu’elle était la première étonnée et ne se trouvait au courant de rien.
— Mon cousin, dit Philippe, pouvez-vous produire pièces et témoignages pour certifier votre droit?
— Je le puis, dit fermement Robert.
— Il ne le peut, il ment! s’écria Mahaut qui quitta les stalles et vint rejoindre son neveu devant le roi.
Comme ils se ressemblaient, Robert et Mahaut, sous leurs couronnes et leurs manteaux identiques, animés de la même fureur, et le sang affluant à leurs encolures de taureau! Mahaut portait, elle aussi, le long de son flanc de géante guerrière, le grand glaive de pair de France à garde d’or. Mère et fils, ils eussent sans doute moins sûrement montré l’évidence de leur parenté.
— Ma tante, dit Robert, niez-vous donc que le traité de mariage du noble comte Philippe d’Artois, mon père, me faisait, moi, son premier hoir à naître, héritier de l’Artois, et que vous avez profité de mon enfance, quand mon père fut mort, pour me dépouiller?