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Et sa main s’éleva de nouveau, hésitante, vers la petite poire verte au-dessus de lui. Attendre la maturité d’un fruit, c’était bien tout le temps d’espérance auquel il osait encore prétendre, et le plus long projet qu’il s’autorisât. Il perdait la vue depuis de nombreux mois déjà. Le monde, les êtres, les arbres ne lui apparaissaient plus que comme au travers d’un mur d’eau. On a été actif et important, on a voyagé, siégé aux conseils royaux et participé à de grands événements; et l’on finit dans son jardin, la pensée ralentie et la vue brouillée, seul et presque oublié, sauf lorsque les gens plus jeunes ont à faire appel à vos souvenirs…

Maître Pierre Tesson et le chevalier de Villebresme échangèrent un regard de lassitude. Ah! ce n’était pas un témoin aisé que le vieux comte de Bouville dont le propos s’égarait sans cesse sur des banalités vagues; or il était homme trop noble et trop vieux pour qu’on pût le brusquer.

Le notaire reprit:

— … lequel nous a déclaré, de sa voix, les choses ci-après écrites, à savoir: que lorsqu’il était chambellan de notre Sire Philippe le Bel avant que celui-ci ne devînt roi, il eut connaissance du traité de mariage conclu entre feu Monseigneur Philippe d’Artois et Madame Blanche de Bretagne, et qu’il eut ledit traité entre les mains, et qu’audit traité il était précisément inscrit que la comté d’Artois irait par droit d’héritage audit Monseigneur Philippe d’Artois et, après lui, à ses hoirs mâles, issus dudit mariage…

Bouville agita la main:

— Je n’ai point assuré cela. J’ai eu le traité en mains, comme je vous l’ai dit et comme je l’ai indiqué à Monseigneur Robert d’Artois lui-même quand il m’est venu visiter l’autre jour, mais je n’ai point souvenance, en toute conscience, de l’avoir lu.

— Et pourquoi, Monseigneur, auriez-vous tenu ce traité devers vous, si ce n’était point pour le lire? demanda le sire de Villebresme.

— Pour le porter au chancelier de mon maître, afin qu’il le scellât, car le traité fut revêtu, cela je m’en souviens bien, du sceau de tous les pairs dont mon maître Philippe le Bel était, en tant que premier fils de la couronne.

— Ceci est à noter, Tesson, dit Villebresme. Tous les pairs ont apposé leur sceau… Sans même avoir lu la pièce, Monseigneur, vous saviez bien que l’héritage d’Artois y était assuré au comte Philippe et à ses hoirs mâles?

— Je l’ai ouï dire, répondit Bouville, et ne puis rien certifier d’autre.

La manière qu’avait ce jeune Villebresme de lui faire déclarer plus qu’il ne voulait l’irritait un peu. Il n’était pas né, ce garçon, et son père était encore bien loin de l’engendrer, quand s’étaient passés les faits sur lesquels il enquêtait! Les voilà bien, ces petits officiers royaux, tout gonflés de leur charge neuve. Un jour ils se retrouveraient, eux aussi, vieux et seuls, contre l’espalier de leur jardin… Oui, Bouville se souvenait de ces choses inscrites au traité de mariage de Philippe d’Artois. Mais quand en avait-il entendu parler pour la première fois? Au moment du mariage même, en 1282, ou bien quand le comte Philippe était mort, en 98, de ses blessures reçues à la bataille de Fumes? Ou bien encore après que le vieux comte Robert II eut été tué à la bataille de Courtrai, en 1302, ayant survécu de quatre ans à son fils, d’où le procès entre sa fille Mahaut et son petit-fils Robert III l’actuel…

On demandait à Bouville de fixer un souvenir qui pouvait se placer à un quelconque moment sur une période de plus de vingt ans. Et ce n’étaient pas seulement le notaire Tesson et ce sire de Villebresme qui étaient venus lui presser la cervelle, mais Monseigneur Robert d’Artois lui-même, plein de courtoisie et de révérence, il fallait en convenir, mais tout de même parlant fort, s’agitant beaucoup et écrasant les fleurs du jardin sous ses bottes.

— Alors rectifions de la sorte, dit le notaire ayant corrigé son texte:

…et qu’il eut ledit traité entre les mains, mais ne le tint que peu, et aussi se souvient qu’il fut scellé du sceau des douze pairs; et encore que le comte de Bouville nous a déclaré avoir ouï dire, alors, qu’audit traité était précisément inscrit que la comté d’Artois…

Bouville approuva de la tête. Il aurait préféré qu’on supprimât ce petit «alors», «ouï dire, alors…» que le notaire avait introduit dans sa phrase. Mais il était fatigué de lutter. Et un mot a-t-il tellement d’importance?

— … irait à ses hoirs mâles issus dudit mariage; et encore nous a certifié que le traité fut bien placé aux registres de la cour, et encore tient pour vrai qu’il fut soustrait plus tard auxdits registres par manœuvres de malice et sur l’ordre de Madame Mahaut d’Artois…

— Je n’ai point dit cela non plus, fit Bouville.

— Vous ne l’avez point dit sous cette forme, Monseigneur, répondit Villebresme, mais cela ressort de votre déposition. Reprenons ce que vous avez certifié: d’abord que le traité de mariage a existé; secondement que vous l’avez vu, troisièmement qu’il fut mis aux registres…

— … revêtu du sceau des pairs…

Villebresme échangea un nouveau regard lassé avec le notaire.

— … revêtu du sceau des pairs, répéta-t-il pour faire plaisir au témoin. Vous certifiez encore que ce traité excluait de l’héritage la comtesse Mahaut, et qu’il disparut des registres de sorte qu’il ne put être produit au procès qu’intenta Monseigneur Robert d’Artois à sa tante. Qui pensez-vous donc qui l’ait fait soustraire? Croyez-vous que ce soit le roi Philippe le Bel qui en ait donné l’ordre?

La question était perfide. N’avait-on pas dit bien souvent que Philippe le Bel, pour avantager la belle-mère de ses deux derniers fils, avait rendu en sa faveur un jugement de complaisance? Bientôt on irait prétendre que c’était Bouville lui-même qui avait été chargé de faire disparaître les pièces!

— Ne mêlez pas, messire, la mémoire du roi le Bel, mon maître, à un acte si vilain, répondit-il avec dignité.

Par-dessus les toits et les frondaisons, les cloches sonnèrent au clocher de Saint-Germain-des-Prés. Bouville pensa que c’était l’heure à laquelle on lui apportait une écuelle de fromage caillé; son physicien lui avait recommandé d’en prendre trois fois le jour.

— Donc, reprit Villebresme, il faut bien que le traité ait été enlevé à l’insu du roi… Et qui pouvait avoir intérêt à ce qu’il fût dérobé, sinon la comtesse Mahaut?

Le jeune commissaire tapota du bout des doigts la pierre du banc; il n’était pas mécontent de sa démonstration.

— Oh! certes, fit Bouville, Madame Mahaut est capable de tout.

Sur ce point, sa conviction ne datait pas de la veille. Il savait Mahaut coupable de deux crimes, et bien autrement graves qu’un vol de parchemins. Elle avait tué, assurément, le roi Louis X; elle avait tué, sous ses yeux à lui, Bouville, un enfant de cinq jours qu’elle pensait être le roi posthume… et toujours pour garder sa comté d’Artois. Vraiment, c’était un souci bien sot que de se faire à son sujet scrupule d’exactitude! Elle avait volé le contrat de mariage de son frère, certainement, ce contrat dont elle avait le front de nier, et par serment, qu’il eût jamais existé! L’horrible femme… À cause d’elle, le véritable héritier des rois de France grandissait loin de son royaume, dans une petite ville d’Italie, chez un marchand lombard qui le croyait son fils… Allons! Il ne fallait pas penser à cela. Bouville avait naguère versé ce secret, qu’il était seul à détenir, dans l’oreille papale. Ne plus y penser, jamais… de peur d’être tenté d’en parler. Et puis, que ces enquêteurs s’en aillent, au plus vite!