— Quatorze, messire, et il nous en reste le double à entendre, dit Villebresme. Mais nous sommes huit commissaires et deux notaires à nous partager la besogne.
II
LE PLAIDEUR CONDUIT L’ENQUÊTE
Le cabinet de travail de Monseigneur d’Artois était décoré de quatre grandes fresques pieuses, assez platement peintes, où l’ocre et le bleu dominaient quatre figures de saints, «pour inspirer confiance», disait le maître du lieu. À droite, saint Georges terrassait le dragon; en face, saint Maurice, autre patron des chevaliers, se dressait en cuirasse et cotte azurée; sur le mur du fond, saint Pierre tirait de la mer ses inépuisables filets; sainte Madeleine, patronne des pécheresses, vêtue seulement de ses cheveux d’or, occupait la dernière paroi. C’était surtout vers ce mur-là que Monseigneur Robert aimait à porter les yeux.
Les poutres du plafond étaient pareillement peintes d’ocre, de jaune et de bleu, avec, de place en place, les blasons d’Artois, de Beaumont et de Valois. Des tables couvertes de brocarts, des coffres où traînaient des armes somptueuses, et de lourdes torchères de fer doré meublaient la pièce.
Robert se leva de son grand siège et rendit au notaire les minutes des dépositions qu’il venait de parcourir.
— Fort bien, fort bonnes pièces, déclara-t-il, surtout le dire du sire de Machaut qui paraît très spontané, et complète tout à propos celui du comte de Bouville. Décidément vous êtes habile homme, maître Tesson de la Chicane, et je ne regrette point de vous avoir élevé là où vous êtes. Sous votre face de Carême jeûné, il se cache plus d’astuce que dans la tête creuse de bien des maîtres au Parlement. Il faut reconnaître que Dieu vous a doté d’assez de place pour loger votre cervelle.
Le notaire eut un sourire obséquieux et inclina son crâne démesuré, coiffé du bonnet qui ressemblait à un énorme chou noir. Les compliments moqueurs de Monseigneur d’Artois dissimulaient peut-être quelque promesse d’avancement.
— Est-ce là toute la récolte? Avez-vous d’autres nouvelles à me donner pour ce jour? ajouta Robert. Où en sommes-nous avec l’ancien bailli de Béthune?
La procédure est une passion, comme le jeu. Robert d’Artois ne vivait plus que pour son procès, ne pensait, n’agissait qu’en fonction de sa cause. Cette quinzaine-là, la seule affaire de son existence était de se procurer des témoignages. Son esprit y travaillait de l’aube au soir, et même la nuit il se réveillait, tiré du rêve par une inspiration soudaine, pour sonner son valet Lormet qui arrivait tout somnolent et rechignant, et lui demander:
— Vieux ronfleur, ne m’as-tu pas parlé l’autre jour d’un certain Simon Dourin ou Dourier, qui fut clerc de plume chez mon grand-père? Sais-tu si l’homme vit toujours? Tâche demain à t’en enquérir.
À la messe, qu’il entendait chaque jour par convenance, il se surprenait à prier Dieu pour le succès de son procès. De la prière, il revenait tout naturellement à ses machinations, et se disait, pendant l’Évangile:
«Mais ce Gilles Flamand, qui fut autrefois écuyer de Mahaut et qu’elle a chassé pour quelque méfait… Voilà un homme, peut-être, qui pourrait témoigner pour moi. Il ne faut pas que j’oublie cela.»
On ne l’avait jamais vu plus assidu aux travaux du Conseil; il passait chaque jour plusieurs heures au Palais et donnait l’impression de s’employer ferme aux tâches du royaume; mais c’était seulement pour garder prise sur son beau-frère Philippe VI, se rendre indispensable et veiller à ce qu’on ne nommât aux emplois que des gens de son choix. Il suivait de fort près les arrêts de justice afin d’y puiser l’idée de quelque manœuvre. De tout le reste, il se moquait.
Qu’en Italie Guelfes et Gibelins continuassent à s’entre-déchirer, qu’Azzo Visconti ait fait assassiner son oncle Marco et barricadé la ville de Milan contre les troupes de l’empereur Louis de Bavière, tandis qu’en revanche Vérone, Vicence, Padoue, Trévise, se soustrayaient à l’autorité du pape protégé par la France, Monseigneur d’Artois le savait, l’entendait, mais n’y songeait qu’à peine.
Qu’en Angleterre le parti de la reine se trouvât en difficulté, et que l’impopularité de Roger Mortimer devînt chaque jour plus grande, Monseigneur d’Artois haussait les épaules. L’Angleterre, ces jours-là, ne l’intéressait pas, non plus que les lainiers des Flandres qui, pour les avantages de leur commerce, multipliaient les ententes avec les compagnies anglaises.
Mais que maître Andrieu de Florence, chanoine-trésorier de Bourges, fût pourvu d’un nouveau bénéfice ecclésiastique, ou que le chevalier de Villebresme passât à la Chambre aux deniers, ah! voilà qui était chose importante et ne pouvait supporter sursis! C’est que maître Andrieu, avec le sire de Villebresme, était des huit commissaires nommés pour instruire le procès d’Artois.
Ces commissaires, Robert les avait désignés à Philippe VI et pratiquement choisis… «Si l’on prenait Bouchait de Montmorency? Il nous a toujours loyalement servis… Si l’on prenait Pierre de Cugnières? Voilà un homme avisé que chacun s’accorde à respecter…» De même pour les notaires, dont ce Pierre Tesson depuis vingt ans attaché d’abord à l’hôtel de Valois, puis à la maison de Robert.
Jamais Pierre Tesson ne s’était senti si important; jamais il n’avait été traité avec tant de familière amitié, comblé d’autant de pièces d’étoffes pour les robes de son épouse, et de petits sacs d’or pour lui-même. Néanmoins il était fatigué, parce que Robert harcelait son monde et que la vitalité de cet homme était tout bonnement épuisante.
D’abord Monseigneur Robert était presque toujours debout. Sans arrêt il arpentait son cabinet, entre les hautes figures de saints. Maître Tesson ne pouvait décemment s’asseoir en présence de si grand personnage qu’un pair de France. Or les notaires ont l’habitude de travailler assis. Maître Tesson peinait donc à soutenir son sac de cuir noir qu’il n’osait poser sur les brocarts, et dont il extrayait les pièces l’une après l’autre; il redoutait d’achever ce procès avec un mal de reins pour la vie.
— J’ai vu, dit-il répondant à la question de Robert, l’ancien bailli Guillaume de la Planche, qui est présentement détenu au Châtelet. La dame de Divion était allée le visiter auparavant; il a bien témoigné comme nous l’attendions. Il demande que vous n’oubliez point de parler à messire Miles de Noyers pour sa grâce, car son affaire est mauvaise et il risque fort d’être pendu.[11]
— Je veillerai à ce qu’on le relâche; qu’il dorme tranquille. Et Simon Dourier, l’avez-vous entendu?
— Je ne l’ai pas entendu encore, Monseigneur, mais je l’ai approché. Il est prêt à déclarer par-devant les commissaires qu’il était présent le jour de 1302 où le comte Robert II, votre grand-père, peu avant de défunter, dicta la lettre qui confirmait votre droit à l’héritage d’Artois.
— Ah! Fort bien, fort bien.
— Je lui ai promis aussi qu’il serait repris dans votre hôtel et pensionné par vous.
— Pourquoi en avait-il été chassé? demanda Robert.
Le notaire esquissa le geste courbe de quelqu’un qui met de l’argent dans sa poche.
— Bah! s’écria Robert, il est vieux à présent, il a eu le temps de se repentir! Je lui donnerai cent livres l’an, le logement, et les draps.
— Manessier de Lannoy confirmera que les lettres soustraites furent brûlées par Madame Mahaut… Sa maison, comme vous le savez, allait être vendue pour payer ses dettes aux Lombards; il vous a grande grâce de lui avoir conservé un toit.
11
Guillaume de la Planche, bailli de Béthune, puis de Calais, se trouvait en prison pour l’exécution hâtive d’un certain Tassard le Chien, qu’il avait, de sa propre autorité, condamné à être traîné et pendu.
La Divion était venu le voir en sa prison et elle lui avait promis que, s’il témoignait dans le sens qu’elle lui indiquait, le comte d’Artois le tirerait d’affaire en faisant intervenir Miles de Noyers. Guillaume de la Planche, lors de la contre-enquête, se rétracta et déclara qu’il n’avait déposé que «