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Robert conseilla à la Divion de rassembler ses efforts sur un document moins difficile et qui présentait une égale importance.

Le 28 juin 1302, avant de partir pour l’ost de Flandre, où il devait périr percé de vingt coups de lance, le vieux comte Robert II avait mis ses affaires en ordre et confirmé par lettre les dispositions qui assuraient à son petit-fils l’héritage du comté d’Artois.

— Et cela est vrai, tous les témoins l’affirment! disait Robert à sa femme. Simon Dourier se rappelle même quels vassaux de mon grand-père étaient présents, et de quels bailliages on apposa les sceaux. Ce n’est rien d’autre que la vérité que nous ferons éclater là!

Simon Dourier, ancien notaire du comte Robert II, fournit la teneur de la déclaration, autant que sa mémoire la pouvait restituer. L’écriture en fut faite par un clerc de la comtesse de Beaumont, nommé Dufour; mais le texte de Dufour avait trop de ratures, et puis sa main se reconnaissait.

La Divion alla en Artois porter ce texte à un certain Robert Rossignol, qui avait été clerc de Thierry d’Hirson, et qui recopia la lettre, non avec une plume d’oie, mais avec une plume de bronze, pour mieux déguiser son écriture.

Ce Rossignol, à qui l’on offrit en récompense un voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle où il avait promis de se rendre en accomplissement d’un vœu de santé, avait un gendre appelé Jean Oliette qui s’entendait assez bien à détacher les sceaux. Cette famille décidément était pleine de ressources! Oliette enseigna son savoir à la dame de Divion.

Celle-ci revient à Paris, s’enferme avec Madame de Beaumont et une seule servante, Jeannette la Mesquine[12]; et voilà les trois femmes s’exerçant, à l’aide d’un rasoir chauffé et d’un crin de cheval trempé dans une liqueur spéciale qui l’empêchait de casser, à détacher les cachets de cire de vieux documents. On partageait le sceau en deux; puis on chauffait l’une des moitiés et on la réappliquait sur l’autre, en prenant entre elles les lacets de soie ou la queue de parchemin de la nouvelle pièce. Enfin on cuisait un peu le bord de la cire pour faire disparaître la trace de la coupure.

Jeanne de Beaumont, Jeanne de Divion et Jeanne la Mesquine se firent ainsi la main sur plus de quarante sceaux; elles ne travaillaient jamais deux fois au même endroit, se cachant tantôt dans une chambre de l’hôtel d’Artois, tantôt à l’hôtel de l’Aigle, ou encore en des demeures de campagne.

Robert pénétrait parfois dans la pièce, pour jeter un coup d’œil sur l’opération.

— Alors, mes trois Jeanne sont au labeur! lançait-il avec bonne humeur.

C’était la comtesse de Beaumont qui, des trois, était la plus habile.

— Doigts de femme, doigts de fée, disait Robert en baisant courtoisement la main de son épouse.

Le tout n’était pas de savoir détacher les sceaux; encore fallait-il se procurer ceux dont on avait besoin.

Le sceau de Philippe le Bel était aisé à trouver; il existait partout des actes royaux. Robert se fit confier par l’évêque d’Évreux une lettre concernant sa seigneurie de Conches, pièce qu’il avait à consulter, prétendit-il, et qu’il ne rendit jamais.

En Artois, la Divion mit ses amis Rossignol et Oliette, ainsi que deux autres mesquines, Marie la Blanche et Marie la Noire, à rechercher les anciens cachets de bailliages et de seigneuries.

Bientôt tous les sceaux furent réunis, sauf un seul, le plus important, celui du feu comte Robert II. La chose pouvait paraître absurde, mais c’était ainsi: tous les actes de famille étaient enfermés aux registres d’Artois, sous la garde des clercs de Mahaut, et Robert, mineur lors de la mort de son grand-père, n’en détenait aucun.

La Divion, grâce à une sienne cousine, approcha un personnage nommé Ourson le Borgne, qui possédait une patente du feu comte, scellée avec «lacs de foi», et qui paraissait disposé à s’en défaire moyennant trois cents livres. Madame Jeanne de Beaumont avait bien dit qu’on achetât la pièce à n’importe quel prix; mais la Divion ne possédait pas tant d’argent en Artois; et messire Ourson le Borgne, méfiant, n’acceptait pas de se défaire de sa patente contre seules promesses.

La Divion, à bout de ressources, se souvint d’avoir un mari qui vivait assez benoîtement dans la châtellenie de Béthune. Il ne lui avait jamais montré trop d’aigre jalousie, et maintenant que l’évêque Thierry était mort… Elle recourut à lui. Sans doute, c’étaient beaucoup de gens, à présent, mis dans la confidence; mais il fallait bien en passer par là. Le mari ne voulut pas prêter d’argent, mais consentit à se défaire d’un bon cheval sur lequel il avait été en tournoi et que la Divion fit accepter à messire Ourson en complément de gages, lui laissant également les quelques bijoux qu’elle avait sur elle.

Ah! elle se dépensait, la Divion! Elle ne ménageait ni son temps, ni sa peine, ni ses démarches, ni ses voyages. Ni sa langue. Et puis elle faisait attention à ne plus rien égarer; elle dormait la tête sur ses clefs.

La main crispée par l’angoisse, elle découpa au rasoir le sceau du feu comte Robert. Un sceau qui coûtait trois cents livres! Et comment retrouver le semblable si par malheur il allait se briser?

Monseigneur Robert s’impatientait un peu, parce que tous les témoins, maintenant, étaient entendus, et que le roi lui demandait, fort aimablement, et par marque d’intérêt, si les pièces dont il avait juré l’existence seraient bientôt présentées.

Encore deux jours, encore un jour de patience; Monseigneur Robert allait être content!

IV

LES INVITÉS DE REUILLY

Robert d’Artois, pendant la saison chaude, et quand le service du royaume ou les soucis de son procès lui en laissent le temps, aime à passer les fins de semaine à Reuilly, dans un château qui appartient à sa femme par héritage Valois.

Les prairies et les forêts entretiennent une agréable fraîcheur autour de cette demeure. Robert garde là son oisellerie de chasse. La maisonnée est nombreuse, car beaucoup de jeunes nobles, avant d’obtenir la chevalerie, se placent chez Robert pour y être écuyers, sommeliers, ou valets de sa chambre. Qui ne parvient pas à entrer dans la maison du roi s’efforce d’être attaché à celle du comte d’Artois, se fait recommander par des parents influents et, une fois accepté, cherche à se distinguer par son zèle. Tenir la bride du cheval de Monseigneur, lui tendre le gant de cuir sur lequel se posera son faucon muscadin, apporter son couvert à table, incliner sur ses puissantes mains l’aiguière à eau, c’est s’avancer un peu dans la hiérarchie de l’État; venir secouer son oreiller, au matin, pour l’éveiller, c’est presque secouer l’oreiller du Bon Dieu, puisque Monseigneur, chacun s’accorde à le dire, fait à la cour la pluie et le beau temps.

Ce samedi du début de septembre, il a invité à Reuilly quelques seigneurs de ses amis dont le sire de Brécy, le chevalier de Hangest et l’archidiacre d’Avranches, et même le vieux comte de Bouville, à demi aveugle, qu’il a fait prendre en litière. Pour ceux qui voulaient se lever matin, il a offert une petite chasse au vol.

À présent ses hôtes sont réunis dans la salle de justice où lui-même, en vêtements de campagne, se tient familièrement assis dans son grand faudesteuil. La comtesse de Beaumont, son épouse, est présente, et aussi le notaire Tesson qui a posé sur une table son écritoire et ses plumes.

— Mes bons sires, mes amis, dit-il, j’ai requis votre compagnie afin que vous me portiez conseil.

Les gens sont toujours flattés qu’on requière leur avis… Les jeunes écuyers nobles présentent aux invités les breuvages d’avant repas, les vins aux aromates, les dragées épicées, et les amandes émondées sur des coupes de vermeil. Ils sont attentifs à ne faire ni bruit ni faute en leur service; ils ouvrent tout grands leurs yeux; ils se préparent des souvenirs; ils diront plus tard: «J’étais ce jour-là chez Monseigneur Robert; il y avait le comte de Bouville qui avait été chambellan du roi Philippe le Bel…»

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12

Mesquine ou meschine (du wallon eskène, ou méquène en Hainaut, ou encore, en provençal, mesquin) signifiant: faible, pauvre, chétif, ou misérable, était le qualitatif généralement appliqué aux servantes.