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Robert parle posément, sérieusement: une certaine dame de Divion, qu’il ne connaît que peu, s’est venue proposer pour lui remettre une lettre qu’elle tient, avec d’autres, de l’évêque Thierry d’Hirson… dont elle était la douce amie, confie-t-il en baissant un peu la voix. La Divion demande argent, naturellement; ces femmes-là sont toutes de même sorte! Mais le document semble d’importance. Toutefois, avant de l’acquérir, Robert veut s’assurer qu’on ne le gruge pas, que cette lettre est bonne, qu’elle peut servir comme pièce à son procès et que ce n’est pas là quelque œuvre de faussaire fabriquée seulement pour lui soutirer monnaie. C’est pourquoi il a convié ses amis, qui sont d’avis sage et plus habiles que lui en matière d’écrits, à examiner la pièce.

De temps en temps Robert lance un coup d’œil à sa femme pour s’assurer de l’effet produit. Jeanne incline la tête, imperceptiblement; elle admire la grosse malice de son époux, et comme ce géant retors joue bien les naïfs quand il veut tromper. Il fait l’inquiet, le soupçonneux… Les autres ne vont pas manquer d’approuver si bonne lettre; ayant approuvé ils ne se dédiront plus de leur opinion, et à travers les milieux de la cour et du Parlement se répandra la nouvelle que Robert tient en main la preuve de son droit.

— Faites entrer cette dame Divion, dit Robert avec un air sévère.

Jeanne de Divion apparaît, bien provinciale, bien modeste; de la guimpe de lin sort son visage triangulaire, aux yeux cernés d’ombre. Elle n’a pas besoin de contrefaire l’intimidée; elle l’est. Elle sort d’une grande bourse d’étoffe un parchemin roulé d’où pendent plusieurs sceaux, et le remet à Robert qui le déploie, le considère un moment, puis le passe au notaire.

— Examinez les sceaux, maître Tesson.

Le notaire vérifie l’attache des lacets de soie, incline sur le vélin son énorme bonnet noir et son profil en croissant de lune.

— C’est bien le sceau du feu comte votre grand-père, Monseigneur, dit-il d’un ton convaincu.

— Voyez, mes bons sires, dit Robert.

On se transmet le document de main en main. Le sire de Brécy confirme que les sceaux des bailliages d’Arras et de Béthune sont excellents; le comte de Bouville approche la pièce de ses yeux fatigués; il ne distingue que la tache verte au bas de la lettre; il palpe la cire, douce sous le doigt, et les larmes s’échappent de ses paupières:

— Ah! murmure-t-il, le sceau de cire verte de mon bon maître Philippe le Bel!

Et il y a un moment de grand attendrissement, un instant de silence où l’on respecte les longs souvenirs de ce vieux serviteur de la couronne.

La Divion, qui se tient en retrait contre un mur, échange un regard discret avec la comtesse de Beaumont.

— À présent, lisez-nous cela, maître Tesson, commande Robert.

Et le notaire, ayant repris le parchemin, commence:

— Nous, Robert de France, pair et comte d’Artois…

Les formules initiales ont la tournure habituelle; l’assistance écoute avec calme.

— … et ci déclarons en présence des seigneurs de Saint-Venant, de Saint-Paul, de Waillepayelle, chevaliers, qui scelleront de leurs sceaux, et de maître Thierry d’Hirson, mon clerc…

Quelques regards se sont portés vers la Divion qui baisse le nez.

«Habile, habile, d’avoir mentionné l’évêque Thierry, pense Robert; cela authentifie les témoignages sur son rôle; tout cela s’enchaîne bien.»

— … que lors du mariage de notre fils Philippe nous lui avons fait investiture de notre comté, nous en réservant la jouissance notre vie durant, et que notre fille Mahaut y a consenti et qu’elle a renoncé à ladite comté…

— Ah! Mais c’est chose capitale, cela, s’écrie Robert. C’est plus que je n’attendais! Jamais nul ne m’avait dit que Mahaut eût consenti! Vous voyez, mes amis, quelle est sa vilenie!.. Continuez, maître Tesson.

Les assistants sont fort impressionnés. On hoche la tête, on se regarde… Oui, la pièce est d’importance.

— … et à présent que Dieu a rappelé à lui notre cher et bien-aimé fils le comte Philippe, demandons à notre seigneur le roi, s’il nous vient qu’à la guerre Dieu fasse sa volonté de nous, que notre seigneur le roi veille à ce que les hoirs de notre fils n’en soient pas déshérités.

Les têtes continuent d’approuver avec dignité; le chevalier de Hangest, qui est du Parlement, écarte les mains, en direction de Robert, d’un geste qui signifie: «Monseigneur, votre procès est gagné.»

Le notaire achève:

— … et avons ceci scellé de notre sceau, en notre hôtel d’Arras, le vingt-huitième jour de juin de l’an de grâce treize cent vingt-deux.

Robert ne peut réprimer un sursaut. La comtesse de Beaumont pâlit. La Divion, contre son mur, se sent mourir.

Ils ne sont pas les seuls à avoir entendu treize cent vingt-deux. Dans l’auditoire les têtes se sont tournées avec surprise vers le notaire qui lui-même donne quelques signes d’affolement.

— Vous avez lu treize cent vingt-deux? demande le chevalier de Hangest. C’est treize cent et deux que vous voulez dire, l’année de la mort du comte Robert?

Maître Tesson voudrait bien pouvoir s’accuser d’un lapsus; mais le texte est là, sous les yeux, portant clairement treize cent vingt-deux. Et l’on va demander à revoir la pièce. Comment cela a-t-il pu se produire? Ah! Monseigneur Robert va être d’une humeur! Et lui-même, Tesson, dans quelle affaire s’est-il laissé engager. Au Châtelet… c’est au Châtelet que tout cela va finir!

Il fait ce qu’il peut pour réparer le désastre; il bredouille:

— Il y a un vice d’écriture… Mais oui, bien sûr, c’est treize cent et deux qu’il faut lire…

Et prestement, il trempe sa plume dans l’encre, rature, biffe quelques lettres, rétablit la date correcte.

— Est-ce bien à vous de corriger ainsi? lui dit le chevalier de Hangest d’un ton un peu choqué.

— Mais oui, messire, dit le notaire; il y a deux points marqués sous le mot, et c’est l’habitude des notaires de corriger les mots mal écrits sous lesquels des points sont mis…

— Cela est vrai, confirme l’archidiacre d’Avranches.

Mais l’incident a détruit toute la belle impression produite par la lecture.

Robert appelle un écuyer, lui commande à l’oreille de faire hâter le repas, et puis s’efforce de ranimer la conversation:

— En somme, maître Tesson, pour vous la lettre est bonne?

— Certes, Monseigneur, certes, s’empresse de répondre Tesson.

— Et pour vous aussi, messire l’archidiacre?

— Je la pense bonne.

— Peut-être, dit le sire de Brécy d’une voix amicale, devriez-vous la faire comparer avec d’autres lettres du feu comte d’Artois, de la même année…

— Et le moyen, mon bon, répond Robert, le moyen de comparer quand ma tante Mahaut tient tout en ses registres! Je crois la pièce bonne. On n’invente pas pareilles choses! Moi-même je n’en savais pas tant, et particulièrement que Mahaut eût renoncé.

À ce moment une sonnerie de trompes résonne dans la cour. Robert frappe dans ses mains.

— On corne l’eau, Messeigneurs! Passons à nous laver les mains, et allons dîner.