Il écumait en arpentant la chambre de la comtesse son épouse, et le plancher tremblait sous son pas.
— Et vous l’avez lue! Et Tesson l’a lue! Et la Divion l’a lue! Et personne, personne de vous n’a été capable de voir ce malheureux vingt-deux qui risque de faire crouler tout notre édifice!
— Mais vous-même, mon ami, répond calmement Jeanne de Beaumont, vous avez lu et relu cette lettre, et vous en étiez fort satisfait il me semble.
— Eh oui! je l’ai lue, et moi non plus je n’ai pas vu ce vice! Lire des yeux et lire de voix, ce n’est pas la même chose. Et pouvais-je penser qu’on allait commettre pareille sottise! Il a fallu que cet âne de notaire… Et l’autre âne qui a écrit la lettre… comment s’appelle-t-il celui-là? Rossignol?… Cela se prétend capable de rédiger une pièce, cela vous extrait plus d’argent qu’il n’en faut pour bâtir, et ce n’est même pas capable de tracer la bonne date! Je vais le faire saisir ce Rossignol, pour qu’on le fouette jusqu’au sang!
— Il vous faudra le faire prendre à Saint-Jacques, mon ami, où il est en pèlerinage avec vos deniers.
— À son retour, alors!
— Ne craignez-vous pas qu’il parle un peu trop haut pendant qu’on le fouettera?
Robert haussa les épaules.
— Heureux encore que la chose se soit passée ici, et non en lecture devant le Parlement! Il vous faudra veiller davantage, ma mie, pour les autres pièces, à ce que de telles erreurs ne se commettent plus.
Madame de Beaumont trouvait injuste que la colère de son époux se tournât contre elle. Elle déplorait l’erreur tout autant que lui, s’en attristait également, mais après tout le mal qu’elle s’était donné, après s’être écorché les mains à couper la cire de tant de sceaux, elle estimait que Robert eût pu se contenir et ne pas la traiter en coupable.
— Après tout, Robert, pourquoi vous acharnez-vous tant à ce procès? Pourquoi risquez-vous et me faites risquer, ainsi qu’à tant de personnes de votre entourage, d’être un jour convaincus de mensonge et de faux?
— Ce ne sont pas des mensonges, ce ne sont pas des faux! hurla Robert. C’est le vrai que je veux faire éclater aux yeux de tous, alors qu’on s’est obstiné à le cacher!
— Soit, c’est le vrai, dit-elle; mais un vrai, avouez-le, qui a mauvaise apparence. Craignez, sous de tels habits, qu’on ne le reconnaisse pas! Vous avez tout, mon ami; vous êtes pair du royaume, frère du roi par moi qui suis sa sœur, et tout-puissant en son Conseil; vos revenus sont larges, et ce que je vous ai apporté par dot et héritage fait votre fortune enviable par tous. Que ne laissez-vous l’Artois! Ne pensez-vous pas que nous avons assez joué à un jeu qui peut nous coûter fort cher?
— Ma mie, vous raisonnez bien mal et je m’étonne de vous entendre, vous si sage d’ordinaire, parler de la sorte. Je suis premier baron de France, mais un baron sans terre. Mon petit comté de Beaumont, qui ne m’a été donné qu’en compensation, est domaine de la couronne: je ne l’exploite pas, on m’en sert les revenus. On m’a élevé à la pairie, vous venez de le dire vous-même, parce que le roi est votre frère; or, Dieu puisse nous le garder longtemps, mais un roi n’est pas éternel. Nous en avons vu suffisamment passer! Que Philippe vienne à mourir, est-ce moi qui aurai la régence? Que sa mâle boiteuse d’épouse, qui me hait et qui vous hait, s’appuie sur la Bourgogne pour régenter, serai-je aussi puissant, et le Trésor me paiera-t-il toujours mes revenus? Je n’ai point d’administration, je n’ai point de justice, je n’ai pas vraiment de grands vassaux, je ne peux point tirer de ma terre des hommes à moi qui me doivent toute obéissance et que je puisse placer aux emplois. Qui nantit-on des charges aujourd’hui? Des gens venus de Valois, d’Anjou, du Maine, des apanages et fiefs du bon Charles, votre père. Où puisé-je mes propres serviteurs? Parmi ceux-là. Je vous le répète, je n’ai rien. Je ne puis lever de bannières assez nombreuses qui fassent trembler devant moi. La puissance vraie ne se compte qu’au nombre de châtellenies qu’on commande et dont on peut tirer des hommes de guerre. Ma fortune ne repose que sur moi, sur mes bras, sur la place que j’occupe au Conseil; mon crédit n’est fondé que sur la faveur, et la faveur ne tient que ce que Dieu le veut. Nous avons des fils; eh bien! Pensez à eux, ma mie, et comme il n’est pas bien sûr qu’ils aient hérité ma cervelle, je voudrais bien leur laisser la couronne d’Artois… qui est leur lot par juste héritage!
Il n’en avait jamais dit aussi long sur ses pensées profondes, et la comtesse de Beaumont, oubliant ses griefs du moment précédent, voyait son mari lui apparaître sous un jour nouveau, non plus seulement comme le colosse rusé dont les intrigues l’amusaient, le mauvais sujet capable de toutes les coquineries, le trousseur de toutes les filles qu’elles fussent nobles, bourgeoises ou servantes, mais comme un vrai grand seigneur, raisonnant les lois de sa condition. Charles de Valois, lorsque autrefois il courait après un royaume ou une couronne d’empereur, et cherchait pour ses filles des alliances souveraines, justifiait ses actes par de semblables soucis.
À ce moment un écuyer frappa à la porte: la dame de Divion demandait à parler au comte, de toute urgence.
— Que me veut-elle encore, celle-là? Elle ne craint donc pas que je l’écrase? Faites-la venir.
La Divion apparut, hagarde, porteuse d’une très mauvaise nouvelle. Ses deux mesquines en Artois, Marie la Blanche et Marie la Noire, celles qui l’avaient aidée à acheter plusieurs des sceaux de la fausse lettre, se trouvaient en prison, appréhendée par les sergents de la comtesse Mahaut.
V
MAHAUT ET BÉATRICE
— Que le diable vous fasse sécher les entrailles à tous, mauvaises gens que vous êtes! criait la comtesse Mahaut. Comment? je fais saisir ces deux femmes, par lesquelles on pouvait tout savoir, et pas plus tôt elles sont prises, voici qu’on les relâche?
La comtesse Mahaut, en son château de Conflans sur la Seine, près de Vincennes, venait d’apprendre, quelques minutes plus tôt, que les deux servantes de la Divion, arrêtées sur son ordre par le bailli d’Arras, avaient été libérées. Sa colère était grande et «les mauvaises gens» auxquels ses malédictions s’adressaient n’étaient représentés pour l’heure que par la seule Béatrice d’Hirson, sa demoiselle de parage, sur laquelle elle déchargeait sa fureur. Le bailli d’Arras était un oncle de Béatrice, un frère cadet de feu l’évêque Thierry.
— Ces mesquines, Madame… n’ont été relâchées que sur un ordre du roi, présenté par deux sergents d’armes, répondit calmement Béatrice.
— Allons donc! Le roi se moque bien de deux servantes qui tiennent cuisine dans un faubourg d’Arras! Elles ont été relâchées sur l’ordre de mon Robert qui a couru chez le roi pour obtenir leur élargissement. A-t-on seulement pris le nom des sergents? S’est-on assuré qu’ils étaient bien des officiers royaux?
— Ils se nomment Maciot l’Allemant et Jean Le Servoisier, Madame… répondit Béatrice avec la même calme lenteur.
— Deux sergents d’armes de Robert! Je connais ce Maciot l’Allemant; il est de ceux que mon gueux de neveu emploie à tous ses méchants coups. Et d’abord, comment Robert a-t-il été averti que les servantes de la Divion avaient été prises? demanda Mahaut en jetant sur sa dame de parage un regard chargé de soupçon.
— Monseigneur Robert a gardé beaucoup d’intelligences en Artois… vous ne l’ignorez pas, Madame.
— Je souhaite, dit Mahaut, qu’il n’en ait pas trouvé parmi les gens qui me touchent de près… Mais c’est déjà me trahir que de mal me servir, et je suis trahie de toutes parts. Ah! depuis la mort de Thierry, on dirait que vous n’avez plus de cœur pour moi. Des ingrats! Je vous ai tous couverts de mes bienfaits; depuis quinze ans je te traite comme ma propre fille…