Béatrice d’Hirson abaissa ses longs cils noirs et regarda vaguement le dallage. Son visage ambré, lisse, aux lèvres bien ourlées, ne trahissait aucun sentiment, ni humilité, ni révolte, simplement une certaine fausseté par cet abaissement des cils extraordinairement longs derrière lesquels s’abritait le regard.
— … Ton oncle Denis, dont j’ai fait mon trésorier pour complaire à Thierry, me gruge et me dérobe! Où sont les comptes des cerises de mon verger qu’il a vendues cet été sur le marché de Paris? Un jour viendra où j’exigerai contrôle de ses registres! Vous avez tout, terres, maisons, châteaux achetés avec les profits que vous faites sur moi! Ton oncle Pierre, un niais, que je nomme bailli, pensant que d’être si sot au moins il me sera fidèle, le voilà qui n’est plus même capable de tenir closes les portes de mes prisons! On en sort comme on veut, comme d’une auberge ou d’un bordeau!
— Mon oncle pouvait-il refuser, Madame… devant le cachet du roi?
— Et les quatre jours qu’elles ont passés en geôle, qu’ont-elles dit ces servantes de mauvaise putain? Les a-t-on fait parler? Ton oncle les a-t-il soumises à la question?
— Mais, Madame, dit Béatrice toujours de la même voix lente, il ne le pouvait sans ordre de justice. Voyez ce qui est advenu à votre bailli de Béthune…
D’un geste de sa grande main tavelée, Mahaut balaya l’argument.
— Non, vous ne me servez plus avec cœur, dit-elle, ou plutôt vous m’avez toujours mal servie!
Mahaut vieillissait. L’âge marquait son corps de géante; un rude duvet blanc croissait sur ses joues qui s’empourpraient au moindre mécontentement; la montée du sang lui découpait alors comme une bavette rouge sur la gorge. Au cours de l’année précédente elle avait connu plusieurs graves altérations de santé. Cette période lui était funeste, de toutes les manières.
Depuis son parjure d’Amiens et la constitution de la commission d’enquête, son caractère s’aigrissait, jusqu’à devenir odieux. De plus, son esprit se fatiguait, elle mettait un peu toutes choses sur le même plan. La grêle avait-elle gâté les roses qu’elle faisait cultiver par milliers dans ses jardins, ou bien quelque accident était-il survenu aux machines hydrauliques qui alimentaient les cascades artificielles de son château d’Hesdin? Sa colère s’abattait, comme tempête, sur les jardiniers, sur les ingénieurs, sur les écuyers, sur Béatrice.
— Et ces peintures, faites il n’y a pas dix ans! criait-elle en montrant les fresques de la galerie de Conflans… Quarante-huit livres parisis, je les ai payées à cet imagier que ton oncle Denis avait fait venir de Bruxelles, et qui m’avait bien garanti qu’il emploierait les couleurs les plus fines[13]! Pas même dix ans, et regarde donc! L’argent des heaumes se ternit déjà et le bas de l’image est tout écaillé. Est-ce là bon travail honnête, je te le demande?
Béatrice s’ennuyait. La suite de Mahaut était nombreuse, mais composée seulement de gens âgés. Mahaut se tenait à présent assez éloignée de la cour de France qui était toute soumise à l’influence de Robert. Là-bas, à Paris, à Saint-Germain, autour du roi trouvé, c’étaient sans cesse joutes, tournois et fêtes, pour l’anniversaire de la reine, pour le départ du roi de Bohême, ou même sans raison, simplement pour se donner plaisirs. Mahaut n’y allait guère ou ne faisait que de brèves apparitions quand son rang de pair du royaume l’y obligeait. Elle n’était plus d’âge à danser caroles ni d’humeur à regarder les autres se divertir, surtout dans une cour où on la traitait si mal. Elle ne prenait même plus d’agrément à séjourner à Paris, en son hôtel de la rue Mauconseil; elle vivait retraite entre les hauts murs de Conflans, ou bien à Hesdin qu’elle avait dû remettre en état après les dévastations exercées par Robert en 1316.
Tyrannique depuis qu’elle n’avait plus d’amant — le dernier avait été l’évêque Thierry d’Hirson qui se partageait entre elle et la Divion, d’où la haine que Mahaut vouait à cette femme — et redoutant d’être saisie de malaises nocturnes, elle obligeait Béatrice à dormir au bout de sa chambre où stagnaient des odeurs accumulées de vieillesse, de pharmacie et de mangeaille. Car Mahaut dévorait toujours autant, à toute heure saisie des mêmes fringales monstrueuses; les tentures, les tapis sentaient le civet, la venaison, le brouet à l’ail. De fréquentes indigestions l’obligeaient à appeler mires, physiciens, barbiers et apothicaires; les potions et bouillons d’herbes succédaient aux viandes marinées. Ah! où était le bon temps où Béatrice aidait Mahaut à empoisonner les rois!
Béatrice elle-même commençait à ressentir le poids des années. Sa jeunesse s’achevait. Trente-trois ans, c’est l’âge où toutes les femmes, même les plus perverses, contemplent les deux versants de leur vie, songent avec nostalgie aux saisons écoulées, et avec inquiétude aux saisons à venir. Béatrice était toujours belle et s’en assurait dans les yeux des hommes, ses miroirs préférés. Mais elle savait aussi qu’elle ne possédait plus absolument ce teint de fruit doré qui avait fait l’attrait de ses vingt ans; l’œil très sombre, et qui ne laissait presque pas paraître de blanc entre les cils, était moins brillant au réveil; la hanche s’alourdissait un peu. C’était maintenant que les jours ne se devaient point perdre.
Mais comment, avec cette Mahaut qui l’obligeait à coucher dans sa chambre, comment s’échapper pour rejoindre un amant de rencontre ou pour aller, à minuit, en quelque maison secrète, assister à une messe vaine et trouver, dans les pratiques du sabbat, les épices du plaisir?
— Où es-tu à rêver? lui cria brusquement la comtesse.
— Je ne suis pas à rêver, Madame… répondit-elle en ramenant sur Mahaut son regard coulant; je songe seulement que vous pourriez avoir meilleure fille que moi pour vous servir… Je pense à me marier.
C’était là savante méchanceté dont l’effet se manifesta sans retard.
— Beau parti que tu feras! s’écria Mahaut. Ah! il sera bien pourvu, celui qui te prendra pour femme et qui pourra rechercher ton pucelage dans le lit de tous mes écuyers, avant que d’aller aussi y gagner ses cornes!
— À l’âge que j’ai, Madame, et où vous m’avez tenue fille pour vous servir… pucelage est plutôt malheur que vertu. C’est de toute façon chose plus commune que les maisons et les biens que j’apporterai à un mari.
— Si tu les gardes, ma fille! Si tu les gardes! Car ils ont été tondus sur mon dos!
Béatrice sourit, et son regard noir à nouveau se voila.
— Oh… Madame, dit-elle avec une extrême douceur, vous n’iriez point retirer vos bienfaits à qui vous a servie en choses si secrètes… et que nous avons accomplies ensemble?
Mahaut la regarda avec haine.
Béatrice savait lui rappeler les cadavres royaux qui dormaient entre elles, les dragées du Hutin, le poison sur les lèvres du petit Jean Ier… et elle savait aussi comment la scène finirait, par une montée de sang au visage de la comtesse, par la bavette rouge marquée sur son cou bovin.
— Tu ne te marieras pas! Tiens, tiens, vois le mal que tu me fais, à me tenir tête, et sois contente, dit Mahaut en se laissant choir sur un siège. Le sang me monte aux oreilles qui sont toutes sonnantes; il va falloir encore me faire saigner.
— Ne serait-ce, Madame, de manger trop qui vous oblige à vous faire tirer tant de sang?
13
En juin 1320, Mahaut avait fait marché avec Pierre de Bruxelles, peintre demeurant à Paris, pour la décoration à fresques de la grande galerie de son château de Conflans, situé au confluent de la Marne et de la Seine. L’accord indiquait très précisément les sujets de ces fresques — portraits du comte Robert II et de ses chevaliers en batailles de terre et de mer — les vêtements que devaient porter les personnages, les couleurs, et la qualité des matériaux utilisés.
Les peintures furent achevées le 26 juillet 1320.