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— Je mangerai ce qui me plaît, hurla Mahaut, et quand il me plaît! Je n’ai pas besoin d’une ignorante comme toi pour décider ce qui m’est bon. Va me chercher du fromage anglais! Et du vin! Et ne tarde pas!

Il ne restait plus de fromage anglais aux resserres; le dernier arrivage était épuisé.

— Qui l’a mangé? On me vole! Alors qu’on m’apporte un pâté en croûte!

«Eh oui! c’est cela. Bourre-toi, et crève!» pensait Béatrice en déposant le plateau.

Mahaut saisit une large tranche, à pleine main, et y mordit. Mais le craquement qu’elle entendit, et qui lui résonna dans le crâne, n’était pas seulement celui de la croûte; elle venait de se casser une dent, une de plus.

Ses yeux, gris et injectés, s’élargirent un peu. Elle demeura immobile quelques instants, la tranche de pâté d’une main, un verre de vin dans l’autre, et la bouche ouverte avec une incisive, rompue au collet, qui s’était mise horizontale, contre la lèvre. Elle posa le verre, détacha sans peine la partie brisée de la dent. Elle mesurait de la langue la place vide sous la gencive, et tâtait la surface râpeuse, blessante de la racine. En même temps, elle contemplait entre ses gros doigts le petit morceau d’ivoire jauni, noir à la brisure, ce fragment d’elle-même qui l’abandonnait.

Mahaut releva les yeux parce que Béatrice, devant elle, était en train de pouffer. Les bras croisés sur la taille, les épaules agitées, la demoiselle de parage ne pouvait plus contenir son fou rire. Avant qu’elle ait eu le temps de reculer, Mahaut fut sur elle et la gifla à la volée, par deux fois. Le rire de Béatrice s’arrêta net; derrière les longs cils, les prunelles noires étincelèrent d’un éclat méchant, puis s’éteignirent aussitôt.

Ce soir-là, quand Béatrice aida la comtesse à se dévêtir, il semblait que la paix fût rétablie entre elles. Mahaut, revenue à son obsession, expliquait à Béatrice:

— Comprends-tu pourquoi je tenais tant à ce qu’on questionnât ces deux femmes? Je suis certaine que la Divion aide Robert à fabriquer de fausses pièces, et je voudrais qu’on le prît la main dans le sac.

Elle suçait machinalement son chicot que le barbier avait limé.

Béatrice, depuis la double gifle, mûrissait un projet.

— Puis-je, Madame… vous proposer un conseil? Accepteriez-vous de l’ouïr?

— Mais oui, ma fille, parle, parle. Je suis vive, j’ai la main leste; mais j’ai confiance en toi, tu le sais bien.

— Eh bien! Madame, tout le mal vient de l’héritage de mon oncle Thierry… et de ce que vous n’avez point voulu payer ce qu’il laissait à la Divion. Une mauvaise créature, certes, et qui ne méritait pas tant! Mais vous vous êtes fait là une ennemie qui tenait certains secrets de la bouche de mon oncle… et qui est en train de les vendre à Monseigneur Robert. C’est une chance encore que j’aie pu vider à temps le coffre d’Hirson… où mon oncle serrait certains de vos papiers! Voyez quel usage en aurait pu faire cette mauvaise femme… Un peu d’argent et de terre que vous lui eussiez donnés… et le bec lui était scellé.

— Eh oui! dit Mahaut, j’ai peut-être eu tort. Mais avoue que cette ribaude qui s’en va se chauffer dans les draps d’un évêque, et se fait encore porter au testament comme si elle était épouse légitime… Eh oui! j’ai peut-être eu tort…

Béatrice aidait Mahaut à ôter sa chemise de jour. La géante levait ses énormes bras, découvrant aux aisselles une triste toison blanche; la graisse formait bosse sur sa nuque, comme sur l’échine des bœufs; la mamelle était lourde, affaissée, monstrueuse.

«Elle est vieille, pensait Béatrice, elle va mourir… mais quand? Jusqu’à son dernier jour, je vais vêtir et dévêtir ce vilain corps et user toutes mes nuits auprès… Et lorsqu’elle sera morte, que m’arrivera-t-il? Monseigneur Robert va sans doute gagner, avec l’appui du roi… La maison de Mahaut sera dispersée…»

Quand elle eut passé autour de Mahaut la chemise de nuit, Béatrice reprit:

— Si vous faisiez offrir à cette Divion de lui payer le legs qu’elle réclame… et même quelque chose en sus, vous la ramèneriez sans doute dans votre parti; et, si elle a servi à votre neveu pour de mauvaises besognes, vous pourriez connaître lesquelles… et en tirer avantage.

— C’est peut-être sagesse ce que tu dis là, répondit Mahaut. Mon comté vaut bien de dépenser un millier de livres, même pour payer le péché. Mais comment l’approcher, cette catin? Elle loge à l’hôtel de Robert qui doit la faire de près surveiller… et même la caresser un peu à l’occasion, car il n’a guère de dégoût. Il ne faudrait pas que la démarche fût éventée.

— Je m’offre, Madame, à aller la voir et à lui parler. Je suis la nièce de Thierry. Il pourrait m’avoir confié pour elle quelque volonté…

Mahaut regarda attentivement le visage calme, presque souriant, de sa demoiselle de parage.

— Tu risques gros, dit-elle. Si jamais Robert l’apprend…

— Je sais. Madame… je sais ce que je risque; mais le péril n’est point pour m’effrayer, dit Béatrice en ramenant sur la comtesse, qui s’était couchée, la couverture brodée.

— Allons, tu es une bonne fille, dit Mahaut. La joue ne te brûle pas trop?

— Si, Madame, toujours… pour vous servir…

VI

BÉATRICE ET ROBERT

Lormet l’avait reçue à la petite porte de l’hôtel, celle qu’empruntaient les fournisseurs, comme si la visiteuse avait été une quelconque fripière ou brodeuse venue livrer une commande. D’ailleurs, vêtue d’une pèlerine de léger drap gris dont le capuchon lui couvrait les cheveux, Béatrice d’Hirson ne se distinguait en rien d’une ordinaire bourgeoise.

Elle avait immédiatement reconnu le vieux serviteur personnel de Monseigneur d’Artois; mais elle n’en avait pas montré d’étonnement, pas plus qu’elle n’en témoignait à traverser les deux cours, les bâtiments de service, et à voir qu’on la conduisait vers les appartements seigneuriaux.

Lormet allait devant, le souffle un peu bruyant, et se retournait de temps en temps pour jeter par-dessus l’épaule un regard défiant sur cette fille trop belle, à la démarche glissante et balancée, et qui ne paraissait nullement intimidée.

«Qu’ont à faire ici les gens de Mahaut? bougonnait intérieurement Lormet. Quel plat de sa façon cette gueuse vient-elle cuire à nos fourneaux? Ah! Monseigneur Robert est bien imprudent de lui avoir laissé franchir l’huis! La dame Mahaut sait bien comment agir; ce n’est pas la plus laide de ses femmes qu’elle lui dépêche!»

Un couloir voûté, une tapisserie, une porte basse qui tourna sur des gonds bien huilés, et Béatrice vit, aux trois murs, saint Georges dardant sa lance, saint Maurice appuyé sur son glaive et saint Pierre tirant ses filets.

Monseigneur Robert se tenait debout au milieu de la pièce, les jambes largement écartées, les bras croisés sur le poitrail et le menton posé sur le col.

Béatrice abaissa ses longs cils, et se sentit parcourue d’un délectable frémissement de crainte et de satisfaction mêlées.

— Vous ne vous attendiez point à me voir, je pense, dit Robert d’Artois.

— Oh! Si, Monseigneur… répondit Béatrice de sa voix lente; c’était bien vous que j’espérais approcher.

Elle avait fait le nécessaire pour cela, et si peu déguisé, pendant une semaine, ses émissaires auprès de la Divion que tout l’hôtel devait être averti.

La réponse surprit un peu Robert.

— Alors, que venez-vous faire? M’annoncer la mort de ma tante Mahaut?

— Oh! non, Monseigneur… Madame Mahaut s’est seulement cassé une dent.