— Sais-tu que je pourrais te faire brûler comme sorcière?
— Oh! Monseigneur…
Elle se tenait contre lui, la tête levée vers les larges mâchoires piquées de poils rouges; elle percevait son odeur de sanglier forcé. Elle était tout émue de danger, de trahison, de désir et de satanisme.
Une ribaude, une ribaude bien franche, comme Robert les aimait! «Qu’est-ce que je risque?» se dit-il.
Il la saisit aux épaules, l’attira contre lui.
«C’est le neveu de Madame Mahaut, son neveu qui lui souhaite tant de mal», pensait Béatrice tandis qu’elle perdait souffle contre sa bouche.
VII
LA MAISON BONNEFILLE
L’évêque Thierry d’Hirson, de son vivant, possédait à Paris, dans la rue Mauconseil, un hôtel jouxte celui de la comtesse d’Artois, et qu’il avait agrandi en achetant la maison d’un de ses voisins nommé Julien Bonnefïlle. Ce fut cette maison, reçue en héritage, que Béatrice proposa à Robert d’Artois comme abri de leurs rencontres.
La promesse de s’ébattre en compagnie de la dame de parage de Mahaut, à côté de l’hôtel de Mahaut, dans une maison payée sur les deniers de Mahaut, et qui, de surcroît, gardait le nom de maison Bonnefïlle, il y avait en tout cela de quoi satisfaire le penchant naturel de Robert pour la farce. Le sort organise parfois de ces amusements…
Néanmoins, Robert, dans les débuts, n’en usa qu’avec une extrême prudence. Bien qu’il fût lui-même propriétaire, dans la même rue, d’un hôtel où il ne résidait pas mais qu’il venait visiter de temps à autre, il préférait ne se rendre à la maison Bonnefïlle que le soir tombé. En ces quartiers proches de la Seine, où les voies étroites étaient encombrées d’une foule dense et lente, un seigneur tel que Robert d’Artois, de stature si reconnaissable et escorté d’écuyers, ne pouvait passer inaperçu. Robert attendait donc la chute du jour. Il se faisait toujours accompagner de Gillet de Nelle et de trois serviteurs, choisis parmi les plus discrets et surtout les plus forts. Gillet était la cervelle de cette garde et les trois valets à poings d’assommeurs se plaçaient aux issues de la maison Bonnefïlle, sans livrée, comme de quelconques badauds.
Au cours des premières entrevues, Robert refusa de boire le vin aux épices que Béatrice lui offrait. «La donzelle peut bien avoir été chargée de m’enherber», se disait-il. Il ne se dévêtait qu’à regret de son surcot doublé d’une fine maille de fer, et, tout le temps du plaisir, gardait l’œil vers le coffre où il avait posé sa dague.
Béatrice se délectait de lui voir pareilles craintes. Ainsi, elle, petite bourgeoise d’Artois, fille non mariée à trente ans passés, et qui avait roulé dans toutes sortes de draps, pouvait inspirer crainte à un tel colosse et un si puissant pair de France?
L’aventure avait pour Béatrice, plus encore que pour Robert, tout le piment de la perversité. Dans la maison de son oncle l’évêque! Et avec le mortel ennemi de Madame Mahaut à laquelle, pour excuser ses absences, Béatrice devait conter sans cesse de nouvelles fables… La Divion était réticente… Elle ne céderait pas d’un coup et ce serait folie que de lui verser forte somme pour laquelle elle pourrait ne vendre qu’un gros mensonge… Non, il fallait la voir souvent, lui extirper, bribe après bribe, les intrigues du mauvais Monseigneur Robert, lui faire livrer le nom des témoins de complaisance, et ensuite vérifier ses dires, aller trouver le sieur Juvigny, au Louvre, ou Michelet Guéroult, le valet du notaire Tesson. Ah! tout cela n’allait pas sans peine, ni temps, ni monnaie… «Il conviendrait, Madame, de donner une pièce d’étoffe à ce clerc, pour sa femme; sa langue se déliera… M’autorisez-vous à vous prendre quelques livres?»
Et le plaisir de regarder Madame Mahaut dans les yeux, de lui sourire, et de penser: «Il y a moins de douze heures, je m’offrais toute dépouillée à messire votre neveu!»
À voir sa demoiselle de parage tant se dépenser à son service, Mahaut la rabrouait moins, lui montrait de nouveau de l’affection et ne lui ménageait pas les gâteries. Pour Béatrice c’était une occasion doublement exquise que de jouer Mahaut tout en s’appliquant à conquérir Robert. Car on ne saurait prétendre avoir conquis un homme parce qu’on a passé une heure avec lui au même lit, pas plus qu’on n’est le maître d’un fauve parce qu’on l’a acheté et qu’on l’observe à travers les grilles de la cage.
La possession ne fait pas le pouvoir.
On n’est le maître, vraiment, que lorsqu’on a si bien travaillé le fauve qu’il se couche à la voix, rentre les griffes, et qu’un regard lui sert de barreaux.
Les défiances de Robert étaient pour Béatrice comme autant de griffes à limer. En toute sa carrière de chasseresse elle n’avait jamais eu l’occasion de piéger si grand gibier, et réputé si féroce que c’en était proverbe.
Le jour où Robert consentit à accepter de la main de Béatrice un gobelet de grenache, elle connut sa première victoire. «J’aurais donc pu y mettre du poison, et il l’aurait bu…»
Et quand une fois il s’endormit, pareil à l’ogre des fabliaux, alors elle éprouva le sentiment du triomphe. Le géant avait au cou une démarcation nette, là où se fermait la robe ou la cuirasse; la teinte brique du visage tanné par le grand air s’arrêtait brusquement, et, au-dessous, commençait la peau blanche, tavelée de taches de son et couverte aux épaules de poils roux comme la soie des porcs. Cette ligne semblait à Béatrice la marque toute tracée pour le tranchant d’une hache ou le fil d’un poignard.
Les cheveux couleur de cuivre, frisés en rouleaux sur les joues, s’étaient déplacés et laissaient apparaître une oreille petite, délicatement ourlée, enfantine, attendrissante. «On pourrait, pensait Béatrice, dans cette petite oreille, enfoncer un fer jusqu’à la cervelle…»
Robert se réveilla en sursaut, au bout de quelques minutes, avec inquiétude.
— Eh bien! Monseigneur… je ne t’ai pas tué, dit-elle en riant.
Son rire découvrait une gencive rouge sombre.
Comme pour la remercier, il relança au jeu. Il lui fallait avouer qu’elle l’y secondait bien, inventive, sournoise, peu ménagère de soi, jamais rechigneuse, et criant fort sa joie. Robert qui, pour avoir troussé toutes sortes de cottes, soie, lin ou chanvre, se croyait grand maître en ribauderie, devait reconnaître qu’il avait trouvé là plus forte partie.
— Si c’est au sabbat, ma petite mie, lui disait-il, que tu as appris toutes ces galanteries, on devrait davantage y envoyer pucelles!
Car Béatrice lui parlait souvent du sabbat et du Diable. Cette fille lente et molle en apparence, ondoyante de démarche, traînante en sa parole, ne révélait qu’au lit sa vraie violence, de même que son discours ne devenait rapide et animé que lorsqu’il s’agissait de démons ou de sorcellerie.
— Pourquoi donc ne t’es-tu jamais mariée? lui demandait Robert. Les époux n’ont pas dû manquer à se proposer, surtout si tu leur as donné tel avant-goût du mariage…
— Parce que le mariage se fait à l’église, et que l’église m’est mauvaise.
Agenouillée sur le lit, les mains aux genoux, l’ombre au creux du ventre, Béatrice, les cils bien ouverts, disait:
— Tu comprends, Monseigneur, les prêtres et les papes de Rome et d’Avignon n’enseignent pas la vérité. Il n’y a pas un seul Dieu; il y en a deux, celui de la lumière et celui des ténèbres, le prince du Bien et le prince du Mal. Avant la création du monde, le peuple des ténèbres s’est révolté contre le peuple de la lumière; et les vassaux du Mal, pour pouvoir vraiment exister, puisque le Mal est le néant et la mort, ont dévoré une partie des principes du Bien. Et parce que les deux forces du Bien et du Mal étaient en eux, ils ont pu créer le monde et engendrer les hommes où les deux principes sont mêlés et toujours en bataille, et où le Mal dirige, puisque c’est l’élément du peuple d’origine. Et l’on voit bien qu’il y a deux principes puisqu’il y a l’homme et la femme, faits comme toi et comme moi, de manière diverse, poursuivait-elle avec un sourire avide. Et c’est le Mal qui chatouille nos ventres et les pousse à se joindre… Or les gens dans lesquels la nature du Mal est plus forte que la nature du Bien doivent honorer Satan et faire pacte avec lui pour être heureux et triompher en leurs affaires; et ils ne doivent rien faire pour le Seigneur du Bien qui leur est adverse.