Mais il existait une personne qui savait, elle, indubitablement, que les actes étaient faux: Mahaut d’Artois, puisqu’elle avait brûlé les vrais actes, ceux d’abord des registres de Paris, dérobés quelque vingt ans plus tôt grâce à des complaisances dans l’entourage de Philippe le Bel, et puis, tout récemment, les copies récupérées dans le coffre de Thierry d’Hirson.
Or, si un faux peut passer pour authentique aux yeux de gens favorablement prévenus et qui n’ont jamais eu connaissance des originaux, il n’en va pas de même pour qui est averti de la falsification.
Certes, Mahaut n’irait pas déclarer: «Ces pièces sont mensongères parce que j’ai jeté au feu les bonnes»; mais, sachant les pièces frauduleuses, elle allait tout mettre en œuvre pour le démontrer; on pouvait sur ce point lui faire confiance! L’arrestation des mesquines de la Divion constituait une alerte probante. Trop de personnes déjà avaient participé à la fabrication pour qu’il ne s’en trouvât pas quelqu’une capable de trahir par peur, ou par appât du gain.
Si une erreur s’était glissée, comme le malheureux «1322» à la place de «1302» dans la lettre lue à Reuilly, Mahaut ne manquerait pas de la déceler. Les sceaux pouvaient sembler parfaits mais Mahaut en exigerait le contre-examen minutieux. Et puis, le feu comte Robert II avait, comme tous les princes, l’habitude de faire mentionner dans ses actes officiels le nom du clerc qui les avait écrits. Évidemment, pour les fausses lettres, on s’était gardé de cette précision. Or, telle omission sur une seule pièce pouvait passer, mais sur quatre qu’on allait présenter? Mahaut aurait beau jeu à faire ouvrir les registres d’Artois: «Comparez, dirait-elle, et parmi toutes les lettres scellées par mon père, cherchez donc la main d’un de ses clercs qui ressemble à ces écritures-là!»
Robert en était venu à la conclusion que ses pièces, qui avaient en son esprit valeur de vérité, ne pouvaient être utilisées que lorsque la personne qui avait fait disparaître les originaux aurait elle-même disparu. Autrement dit, son procès n’était gagné qu’à la condition que Mahaut fût morte. Ce n’était plus un souhait mais une nécessité.
— Si Mahaut venait à trépasser, dit-il un jour à Béatrice d’un air songeur, les deux mains sous la tête et regardant le plafond de la maison Bonnefille… oui, si elle trépassait, je pourrais fort bien te faire entrer en mon hôtel comme dame de parage de mon épouse… Puisque je recueillerais l’héritage d’Artois, on comprendrait que je reprenne certaines gens de la maison de ma tante. Et ainsi je pourrais t’avoir toujours auprès de moi…
L’hameçon était gros, mais lancé vers un poisson qui avait la bouche ouverte.
Béatrice n’entretenait pas de plus douce espérance. Elle se voyait habitant l’hôtel de Robert, y tramant ses intrigues, maîtresse d’abord secrète, puis avouée, car ce sont là choses que le temps installe… Et qui sait? Madame de Beaumont, comme toute créature humaine, n’était pas éternelle. Certes, elle avait sept ans de moins que Béatrice et jouissait d’une santé qui semblait excellente; mais quel triomphe, justement, pour une femme plus âgée, de supplanter une cadette! Est-ce qu’un envoûtement bien accompli ne pourrait pas, d’ici quelques années, faire de Robert un veuf? L’amour ôte tout frein à la raison, toute limite à l’imagination. Béatrice se rêvait par moments comtesse d’Artois, en manteau de pairesse…
Et si le roi, comme cela pouvait aussi survenir, trépassait, et que Robert devînt régent? En chaque siècle, il existe des femmes petitement nées qui se haussent ainsi jusqu’au premier rang, par le désir qu’elles inspirent à un prince, et parce qu’elles ont des grâces de corps et une habileté de tête qui les rendent supérieures, par droit naturel, à toutes les autres. Les dames empérières de Rome et de Constantinople, à ce que racontaient les romans des ménestrels, n’étaient pas toutes nées sur les marches d’un trône. Dans la société des puissants de ce monde, c’est allongée qu’une femme s’élève le plus vite…
Béatrice mit, pour se laisser ferrer, juste le temps nécessaire à bien s’assurer prise sur celui qui la voulait prendre. Il fallut que Robert, pour la convaincre, s’engageât assez, et qu’il lui eût dix fois certifié qu’elle entrerait à l’hôtel d’Artois, et les titres et prérogatives dont elle jouirait, et quelle terre lui serait donnée… Oui, alors, peut-être, elle pouvait indiquer un envoûteur qui, par image de cire bien travaillée, aiguilles plantées et conjurations prononcées, ferait œuvre nocive sur Mahaut. Mais encore Béatrice feignait d’être traversée d’hésitations, de scrupules; Mahaut n’était-elle pas sa bienfaitrice et celle de toute la famille d’Hirson?
Agrafes d’or et fermaux de pierreries bientôt s’accrochèrent au cou de Béatrice; Robert apprenait les usages galants. Caressant de la main le bijou qu’elle venait de recevoir, Béatrice disait que, si l’on voulait que l’envoûte réussît, le plus sûr et le plus rapide moyen consistait à prendre un enfant de moins de cinq ans auquel on faisait avaler une hostie blanche, puis de trancher la tête de l’enfant et d’en égoutter le sang sur une hostie noire que l’on devait ensuite, par quelque subterfuge, faire manger à l’envoûté. Un enfant de moins de cinq ans, cela requérait-il grand-peine à trouver? Combien de familles pauvres, surchargées de marmaille, eussent consenti à en vendre un!
Robert faisait la grimace; trop de complications pour un résultat bien incertain. Il préférait un bon poison, bien simple, qu’on administre et qui fait son œuvre.
Béatrice enfin sembla se laisser fléchir, par dévouement à ce diable qu’elle adorait, par impatience de vivre auprès de lui, à l’hôtel d’Artois, par espérance de le voir plusieurs fois le jour. Pour lui, elle serait capable de tout… Elle s’était déjà, depuis une semaine, procuré telle provision d’arsenic blanc qu’elle eût pu exterminer le quartier, lorsque Robert crut triompher en lui faisant accepter cinquante livres pour en acquérir.
Il fallait maintenant attendre une occasion favorable. Béatrice représentait à Robert que Mahaut était entourée de physiciens qui accouraient au moindre malaise de Madame; les cuisines étaient surveillées, les échansons diligents… L’entreprise n’était pas facile.
Et puis, soudain, Robert changea d’avis. Il avait eu un long entretien avec le roi. Philippe VI, au vu du rapport des commissaires qui avaient si bien travaillé sous la direction du plaignant, et plus que jamais convaincu du bon droit de son beau-frère, ne demandait qu’à servir ce dernier. Afin d’éviter un procès d’une conclusion si certaine, mais dont le retentissement ne pouvait être que déplaisant pour la cour et tout le royaume, il avait résolu de convoquer Mahaut et de la convaincre de renoncer à l’Artois.
— Elle n’acceptera jamais, dit Béatrice, et tu le sais aussi bien que moi, Monseigneur…
— Essayons toujours. Si le roi parvenait à lui faire entendre raison, ne serait-ce pas la meilleure issue?
— Non… la meilleure issue c’est le poison.
Car l’éventualité d’un règlement amiable n’arrangeait nullement les affaires de Béatrice; son entrée à l’hôtel de Robert se trouvait reculée. Béatrice devrait rester dame de parage de la comtesse jusqu’à ce que celle-ci s’éteignît, Dieu savait quand! C’était elle à présent qui voulait presser les choses; les obstacles, les difficultés par elle-même soulevées, ne l’effrayaient plus. L’occasion favorable? Elle en avait plusieurs chaque jour, ne fût-ce que lorsqu’elle portait à la comtesse Mahaut ses tisanes ou ses médecines…