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— Mais puisque le roi la convie dans trois jours à Maubuisson? insistait Robert.

Les deux amants en convinrent de la sorte: ou bien Mahaut acceptait la proposition royale de se démettre de l’Artois, et alors on lui laisserait la vie; ou bien elle refusait et, dans ce cas, le jour même Béatrice lui administrerait le poison. Quelle meilleure opportunité pouvait-on saisir? Mahaut prise de malaise en sortant de la table du roi! Qui donc oserait soupçonner ce dernier de l’avoir fait assassiner, ou même le soupçonnant, oserait le dire?

Philippe VI avait proposé à Robert d’être présent à l’entrevue de conciliation; mais Robert refusa.

— Sire mon frère, vos paroles auront plus d’effet si je ne suis point là; Mahaut me hait beaucoup, et ma vue risquerait de l’entêter plutôt que de l’encourager à se soumettre.

Il pensait cela sérieusement, mais en outre il voulait, par son absence, se dérober à toute éventuelle accusation.

Trois jours plus tard, le 23 octobre, la comtesse Mahaut, cahotée dans sa grande litière toute dorée et décorée des armes d’Artois, avançait sur la route de Pontoise. Son seul enfant survivant, la reine Jeanne, veuve de Philippe le Long, était du voyage. Béatrice se tenait en face de sa maîtresse sur un tabouret de tapisserie.

— Que croyez-vous, Madame… que le roi vous veuille proposer? disait Béatrice. Si c’est un accommodement… souffrez que je vous donne mon conseil… je vous engage à refuser. Je vous aurai avant peu toutes bonnes preuves contre Monseigneur Robert. La Divion est prête, cette fois, à nous livrer de quoi le confondre.

— Que ne l’amènes-tu un peu, cette Divion qui t’est devenue si familière et que je ne vois jamais? dit Mahaut.

— Cela ne se peut, Madame… elle craint pour sa vie. Si Monseigneur Robert l’apprenait, elle n’entendrait pas messe le matin suivant. Moi-même elle ne me vient visiter que de nuit à la maison Bonnefille… et toujours escortée de plusieurs valets qui la gardent. Mais refusez fortement, Madame, refusez!

Jeanne la Veuve, en robe blanche, regardait défiler le paysage et se taisait. Ce fut seulement quand les toits aigus de Maubuisson apparurent au loin, par-dessus les masses rousses de la forêt, qu’elle ouvrit la bouche pour dire:

— Vous rappelez-vous, ma mère, il y a quinze ans…

Il y avait quinze ans que, sur ce même chemin, en robe de bure et la tête rasée, elle hurlait son innocence dans le chariot noir qui l’emmenait vers Dourdan. Un autre chariot noir emmenait sa sœur Blanche et sa cousine Marguerite de Bourgogne vers Château-Gaillard. Quinze ans!

Elle avait été graciée, elle avait retrouvé la tendresse de son époux. Marguerite était morte. Louis X était mort… Jamais Jeanne n’avait posé de questions à Mahaut sur les conditions de la disparition de Louis Hutin et du petit Jean Ier… Et Philippe le Long était devenu roi, pour six ans, et il était mort à son tour. Il semblait à Jeanne qu’elle eût vécu trois vies distinctes; la première se terminait, loin dans le passé, avec l’atroce journée de Maubuisson; dans la seconde, elle était couronnée reine de France à Reims, auprès de Philippe; et puis, dans sa troisième vie, elle devenait cette veuve, entourée d’égards mais éloignée du pouvoir, et assise en ce moment dans la grande litière. Trois vies; et l’étrange impression d’avoir été trois personnes différentes qui avaient peine à concorder. Sa propre continuité, elle ne la ressentait que par la présence de cette mère imposante, autoritaire, qui l’avait toujours dominée, et à laquelle, depuis l’enfance, elle craignait d’adresser la parole.

Mahaut elle aussi se souvenait…

— Et toujours à cause de ce mauvais Robert, dit-elle; c’est lui qui avait tout manège avec cette chienne d’Isabelle dont on me dit que les affaires ne vont pas fort pour l’heure, non plus que celles du Mortimer dont elle est la putain. Ils seront tous châtiés un jour!

Chacune suivait sa propre pensée.

— À présent j’ai des cheveux… mais j’ai des rides, murmura la reine veuve.

— Tu auras l’Artois, ma fille, dit Mahaut en lui posant la main sur le genou.

Béatrice contemplait la campagne et souriait aux nuages.

Philippe VI reçut Mahaut courtoisement, mais non sans quelque hauteur, et parla comme il sied à un roi. Il voulait la paix entre ses grands barons; les pairs, soutiens de la couronne, ne devaient point donner l’exemple de la discorde ni s’offrir au déshonneur public.

— Je ne veux point juger de ce qui s’est accompli sous les précédents règnes, dit Philippe comme s’il jetait un voile d’indulgence sur les agissements anciens de Mahaut. C’est sur l’état présent que je veux statuer. Mes commissaires ont achevé leur besogne; les témoignages, ma cousine, ne vous sont guère favorables, je ne vous le peux celer. Robert va produire ses pièces…

— Témoignages payés et travaux de faussaires… grommela Mahaut.

Le repas eut lieu dans la grande salle, celle-là même où autrefois Philippe le Bel avait jugé ses trois brus. «Tout le monde doit y penser», se disait la reine Jeanne la Veuve; et elle en avait l’appétit coupé. Or, à l’exception de sa mère et d’elle-même, personne ne songeait plus à cet événement lointain dont presque tous les témoins déjà avaient disparu. Tout à l’heure, peut-être, à l’issue du dîner, un vieil écuyer dirait à un autre:

— Vous rappelez-vous, messire, nous étions là, quand Madame Jeanne monta dans le chariot… et voilà qu’elle revient en reine douairière…

Et le souvenir s’effacerait aussitôt qu’évoqué.

C’est une erreur commune à tous les humains que de croire que leur prochain accorde à leur personne autant d’importance qu’ils lui en attachent eux-mêmes; les autres, sauf s’ils ont un intérêt particulier à s’en souvenir, oublient vite ce qui nous est arrivé; et si même ils n’ont pas oublié, leur souvenir ne revêt pas la gravité que nous imaginons.

En un autre lieu peut-être Mahaut se fût montrée plus accessible aux propositions de Philippe VI. Monarque qui se voulait arbitre, il cherchait l’accommodement. Mais Mahaut, parce qu’elle était à Maubuisson, et que toutes ses haines s’en trouvaient ravivées, ne se sentait pas en humeur de céder. Elle ferait condamner Robert comme faussaire, elle prouverait qu’il était parjure, c’était là son unique pensée.

Obligée de mesurer ses paroles, elle mangeait énormément, par compensation, engloutissant tout ce qu’on lui présentait au plat, et vidant son hanap aussitôt que rempli. La colère autant que le vin lui empourprait le visage. Le roi n’était-il pas en train de lui conseiller, tout bonnement, d’abandonner son comté à Robert, celui-ci s’engageant à verser à sa tante quarante mille livres l’an?

— Je me fais fort, disait Philippe, d’obtenir là-dessus l’agrément de votre neveu.

Mahaut pensa: «Si Robert en est à me faire proposer cela par son beau-frère, c’est donc bien qu’il n’est pas très assuré de ses titres et qu’il préfère payer une rente de quarante mille livres l’année plutôt que de montrer ses fausses pièces!»

— Je refuse, Sire mon cousin, dit-elle, de me dépouiller ainsi; et comme l’Artois m’appartient, votre justice me le conservera.

Philippe VI la regarda par-dessus son grand nez. Cette obstination à refuser était peut-être dictée à Mahaut par un souci d’orgueil, ou bien par la crainte, en cédant, d’accréditer les accusations… Philippe suggéra une autre solution: Mahaut gardait son comté, ses titres et droits, sa couronne de pair, pour toute sa vie durant, et elle instituait par-devant le roi, en un acte ratifié par les pairs, son neveu Robert comme héritier de l’Artois. Honnêtement, elle n’avait aucune raison de s’opposer à cet arrangement; son seul fils lui avait été tôt repris par Dieu; sa fille ici présente était pourvue d’un douaire royal, et ses petites-filles mariées l’une à la Bourgogne, l’autre à la Flandre, la troisième au Viennois. Mahaut pouvait-elle souhaiter mieux? Quant à l’Artois, il reviendrait un jour à son destinataire naturel.