Le 27 novembre, des chevaucheurs partirent, vers le couvent de Poissy où résidait alors la reine Jeanne la Veuve, vers Bruges, pour prévenir le comte de Flandre, et trois à la suite, dans le cours de la journée, pour Saint-Germain où séjournait le roi en compagnie de Robert d’Artois. Chacun des chevaucheurs dirigés vers Saint-Germain semblait à Béatrice le porteur d’un message d’amour adressé à Robert: la comtesse Mahaut avait reçu les sacrements, la comtesse ne pouvait plus parler, la comtesse était au bord de trépasser…
Profitant d’un moment où elle se trouvait seule auprès de l’agonisante, Béatrice se pencha vers la tête chauve, vers la face pustuleuse qui ne paraissait plus vivre que par les yeux, et prononça doucement:
— Vous avez été empoisonnée, Madame… par moi… et pour l’amour que j’ai de Monseigneur Robert.
La mourante eut un regard d’incrédulité d’abord, puis de haine; en cet être d’où l’existence fuyait, le dernier sentiment fut le désir de tuer. Oh! non, elle n’avait à regretter aucun de ses actes; elle avait eu bien raison d’être méchante puisque le monde n’est peuplé que de méchants! La pensée qu’elle recevait là, à l’ultime minute, le salaire de ses crimes, ne l’effleura même pas. C’était une âme sans rachat.
Quand sa fille arriva de Poissy, Mahaut lui désigna Béatrice d’un doigt raide et froid qui ne pouvait presque plus bouger; sa lèvre se contracta; mais sa voix ne put sortir, et elle rendit la vie dans cet effort.
Aux obsèques qui eurent lieu le 30 novembre, à Maubuisson, Robert eut un maintien pensif et sombre qui surprit. Sa manière eût été davantage d’afficher un air de triomphe. Pourtant son attitude n’était pas feinte. À perdre un ennemi contre lequel on s’est battu vingt ans, on éprouve une sorte de dépouillement. La haine est un lien très fort qui laisse, en se rompant, quelque mélancolie.
Obéissant aux dernières volontés de sa mère, la reine Jeanne la Veuve, dès le lendemain, demandait à Philippe VI que le gouvernement de l’Artois lui fût remis. Avant de répondre, Philippe VI tint à s’en expliquer très franchement avec Robert:
— Je ne puis faire autrement que de déférer à la requête de ta cousine Jeanne, puisque d’après les traités et jugements elle est l’héritière légitime. Mais c’est un consentement de pure forme que je vais donner, et provisoire, jusqu’à ce que nous parvenions à un règlement ou bien que le procès ait lieu… Je t’engage à m’adresser au plus tôt ta propre requête.
Ce que Robert s’empressa de faire, par une lettre ainsi rédigée: «Mon très cher et redouté Seigneur, comme je, Robert d’Artois, votre humble comte de Beaumont, ai été longtemps déshérité contre droits et contre toute raison, par plusieurs malices, fraudes et cautèles, de la comté d’Artois, laquelle m’appartient et doit m’appartenir par plusieurs causes bonnes, justes, de nouveau venues à ma connaissance, ainsi vous requiers humblement qu’en mon droit vous me vouliez ouïr…»
La première fois que Robert revint à la maison Bonnefille, Béatrice crut lui servir un plat de choix en lui faisant le récit, heure par heure, des derniers moments de Mahaut. Il écouta, mais sans témoigner aucun plaisir.
— On dirait que tu la regrettes, dit-elle.
— Non point, non point, répondit Robert, pensivement, elle a bien payé…
Son esprit était déjà tourné vers le prochain obstacle.
— À présent je puis être dame de parage chez toi. Quand vais-je entrer en ton hôtel?
— Quand j’aurai l’Artois, répondit Robert. Fais en sorte de rester auprès de la fille de Mahaut; c’est elle, maintenant, qu’il me faut écarter de ma route.
Lorsque Madame Jeanne la Veuve, retrouvant un goût des honneurs qu’elle n’avait plus éprouvé depuis la mort de son époux Philippe le Long, et libérée, enfin, à trente-sept ans, de l’étouffante tutelle maternelle, se déplaça en grand appareil pour aller prendre possession de l’Artois, elle fit halte à Roye-en-Vermandois. Là, elle eut envie de boire un gobelet de vin claret. Béatrice d’Hirson dépêcha l’échanson Huppin à en quérir. Huppin était plus attentif aux yeux de Béatrice qu’aux devoirs de son service; depuis quatre semaines il languissait d’amour. Ce fut Béatrice qui apporta le gobelet. Comme elle était cette fois pressée d’en finir, elle n’usa pas d’arsenic mais de sel de mercure.
Et le voyage de Madame Jeanne s’arrêta là.
Ceux qui assistèrent à l’agonie de la reine veuve racontèrent que le mal la saisit vers le milieu de la nuit, que le venin lui coulait par les yeux, la bouche et le nez, et que son corps devint tout taché de blanc et de noir. Elle ne résista pas deux jours, n’ayant survécu que deux mois à sa mère.
Alors la duchesse de Bourgogne, petite-fille de Mahaut, réclama la comté d’Artois.
TROISIÈME PARTIE
LES DÉCHÉANCES
I
LE COMPLOT DU FANTÔME
Le moine avait déclaré s’appeler Thomas Dienhead. Il avait le front bas sous une maigre couronne de cheveux couleur de bière, et tenait les mains cachées dans ses manches. Sa robe de Frère Prêcheur était d’un blanc douteux. Il regardait à droite et à gauche et avait demandé par trois fois si «my Lord» était seul, et si aucune autre oreille ne risquait d’entendre.
— Mais oui, parlez donc, dit le comte de Kent du fond de son siège, en agitant la jambe avec un rien d’impatience ennuyée.
— My Lord, notre bon Sire le roi Édouard le Second est toujours vivant.
Edmond de Kent n’eut pas le sursaut qu’on aurait pu attendre, d’abord parce qu’il n’était pas homme à faire montre volontiers de ses émotions, et aussi parce que cette stupéfiante nouvelle lui avait déjà été portée, quelques jours plus tôt, par un autre émissaire.
— Le roi Édouard est tenu secrètement au château de Corfe, reprit le moine; je l’ai vu et viens vous en fournir témoignage.
Le comte de Kent se leva, enjamba son lévrier et s’approcha de la fenêtre à petites vitres et croisillons de plomb par laquelle il observa un moment le ciel gris au-dessus de son manoir de Kensington.
Kent avait vingt-neuf ans; il n’était plus le mince jeune homme qui avait commandé la défense anglaise pendant la désastreuse guerre de Guyenne, en 1324, et dû, faute de troupes, se rendre, dans la Réole assiégée, à son oncle Charles de Valois. Mais bien qu’un peu épaissi, il gardait toujours la même blonde pâleur et la même nonchalance distante qui cachait plus de tendance au songe qu’à la véritable méditation.
Il n’avait jamais entendu chose plus étonnante! Ainsi son demi-frère Édouard II dont le décès avait été annoncé trois ans plus tôt, qui avait sa tombe à Gloucester — et dont on n’hésitait plus maintenant, dans le royaume, à nommer les assassins — aurait encore été de ce monde? La détention au château de Berkeley, le meurtre atroce, la lettre de l’évêque Orleton, la culpabilité conjointe de la reine Isabelle, de Mortimer et du sénéchal Maltravers, enfin l’inhumation à la sauvette, tout cela n’aurait été qu’une fable, montée par ceux qui avaient intérêt à ce qu’on crût l’ancien roi décédé, et grossie ensuite par l’imagination populaire?
Pour la seconde fois, en moins de quinze jours, on venait lui faire cette révélation. La première fois, il avait refusé d’y croire. Mais maintenant il commençait d’être ébranlé.
— Si la nouvelle est vraie, elle peut changer bien des choses au royaume, dit-il sans précisément s’adresser au moine.