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Elle saisit à brassée tous les papiers et les jeta sous le canapé, dont la housse traînait jusqu'à terre. Et, comme ils débordaient, elle les repoussa du pied sous le meuble. Une corne de lettre passait encore comme le bout de l'oreille d'un petit chat blanc, quand un délégué du Comité de sûreté générale entra dans la chambre avec six hommes de la section, armés de fusils, de sabres et de piques.

Mme Danger se tenait debout devant le canapé. Elle songeait que la certitude de sa perte n'était pas tout à fait entière, qu'il lui restait une petite chance sur mille et mille, et ce qui allait se passer l'intéressait extrêmement.

«Citoyenne, lui dit le président de la section, tu es dénoncée comme entretenant une correspondance avec les ennemis de la République. Nous venons saisir tous tes papiers.» L'homme du Comité de sûreté générale s'assit sur le canapé pour écrire le procès-verbal de la saisie.

Alors ces gens fouillèrent tous les meubles, crochetèrent les serrures et vidèrent les tiroirs. N'y trouvant rien, ils défoncèrent les placards, culbutèrent les commodes, retournèrent les tableaux et crevèrent à coups de baïonnette les fauteuils et les matelas; mais ce fut en vain. Ils éprouvèrent les murs à coups de crosse, explorèrent les cheminées et firent sauter quelques lames du parquet. Ils y perdirent leur peine. Enfin, après trois heures de fouilles infructueuses et de ravages inutiles, lassés, désespérés, humiliés, ils se retirèrent en promettant bien de revenir. Ils ne s'étaient pas avisés de regarder sous le canapé.

Peu de jours après, comme elle revenait de la comédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un homme décharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jeta à ses pieds et lui dit:

«Citoyenne Danger, je suis Alcide, sauvez-moi!» Elle le reconnut alors.

«Mon Dieu! lui dit-elle, se peut-il que vous soyez M. Alcide, mon maître à danser? En quel état vous revois-je, monsieur Alcide!

– Je suis proscrit, citoyenne; sauvez-moi!

– Je ne puis que l'essayer. Je suis moi-même suspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez à ce que mon portier ne vous voie pas. Il est officier municipal.» Ils montèrent l'escalier, et cette bonne petite Mme Danger s'enferma dans son appartement avec le déplorable Alcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant des dents:

‹‹Sauvez-moi, sauvez-moi!» À lui voir une si pitoyable mine, elle avait envie de rire.

La situation pourtant était critique.

«Où le fourrer?» se demandait ma grand-mère en parcourant du regard les armoires et les commodes.

Faute de lui trouver une autre place, elle eut l'idée de le mettre dans son lit.

Elle tira deux matelas en dehors des autres et, formant ainsi un espace près du mur, elle y coula Alcide. Le lit avait de la sorte un air bouleversé. Elle se déshabilla et s'y mit.

Puis, sonnant la cuisinière:

«Zoé, je suis souffrante; donnez-moi un poulet, de la salade et un verre de vin de Bordeaux. Zoé, qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui!

– Il y a un complot de ces gueux d'aristocrates, qui veulent se faire guillotiner jusqu'au dernier. Les sans-culottes ont l'œil. Ça ira! ça ira!… Le portier m'a dit qu'un scélérat du nom d'Alcide est recherché dans la section, et que vous pouvez vous attendre à une visite domiciliaire pour cette nuit.» Alcide, entre deux matelas, entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d'un tremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respiration devint si pénible qu'elle emplissait toute la chambre d'un sifflement strident.

«Voilà qui va bien», se dit la petite Mme Danger.

Et elle mangea son aile de poulet, et passa au triste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.

«Ah! madame!… ah!Jésus!…» s'écriait Alcide.

Et il se mit à geindre avec plus de force que de raison.

«À merveille se dit Mme Danger; la municipalité n'a qu'à venir…» Elle en était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombant lourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatre officiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.

Alcide ne bougeait plus et ne faisait plus entendre le moindre souffle.

«Levez-vous, citoyenne», dit un des gardes.

Un autre objecta que la citoyenne ne pouvait s'habiller devant les hommes.

Un citoyen, voyant une bouteille de vin, la saisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.

Un joyeux compère s'assit sur le lit, et, prenant le menton de Mme Danger:

«Quel dommage qu'avec une si jolie figure elle soit une aristocrate et qu'il faille couper ce petit cou-là!

– Allons! dit Mme Danger, je vois que vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ce que vous avez à chercher, car je meurs de sommeil.» Ils restèrent deux mortelles heures dans la chambre; ils passèrent vingt fois l'un après l'autre devant le lit et regardèrent s'il n'y avait personne dessous. Puis, après avoir débité mille impertinences, ils s'en allèrent.

Le dernier avait à peine tourné les talons, que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle, appela:

«Monsieur Alcide! monsieur Alcide!» Une voix gémissante répondit:

«Ciel! on peut nous entendre. Jésus! madame, ayez pitié de moi!

– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère, quelle peur vous m'avez faite! Je ne vous entendais plus, je croyais que vous étiez mort, et, à l'idée de coucher sur un mort, j'ai pensé cent fois m'évanouir. Monsieur Alcide, vous n'en usez pas bien à mon égard. Quand on n'est pas mort, on le dit, vertubleu! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vous m'avez faite.» Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère, avec son pauvre M. Alcide? Elle l'alla cacher le lendemain à Meudon et le sauva gentiment.

On ne soupçonnerait pas la fille du philosophe Dussuel d'avoir cru facilement aux miracles, ni de s'être aventurée sur les confins du monde surnaturel. Elle n'avait pas un brin de religion, et son bon sens, un peu court, s'offensait de tout mystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à qui voulait l'entendre un fait merveilleux dont elle avait été témoin.

En visitant son père, aux Récollets de Versailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y était prisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue de Lancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deux appartements donnaient sur le même palier.

Mme de Laville habitait avec sa jeune sœur nommée Amélie.

Amélie était grande et belle. Son visage pâle, décoré d'une chevelure noire, avait une incomparable beauté d'expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes, cherchaient autour d'elle quelque chose d'inconnu.

Chanoinesse au chapitre séculier de l'Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélie avait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l'enfance, les douleurs d'un amour qui ne fut point partagé et qu'elle fut obligée de taire.

Elle paraissait accablée d'ennui. Il lui arrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt elle restait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôt elle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propres chimères, elle se tordait dans d'indicibles souffrances.